«Une smala de gitans squattant un château Renaissance dans la moiteur d’un été étouffant ». C’est ainsi que « l’historien du rock » Philippe Manœuvre résume, à sa façon, le fameux séjour des Rolling Stones sur la Côte, entre avril et novembre 1971.
Cette année-là, le groupe quitte l’Angleterre pour échapper aux impôts. Au printemps, la troupe jette son dévolu sur la Côte d’Azur et s’installe avec femmes, enfants, employés, amis et animaux de compagnie.
Le batteur Charlie Watts achète une ferme en Arles, le bassiste Bill Wyman pose ses valises à Grasse avant de s’établir plus durablement à Vence (il y est toujours), le guitariste Mick Taylor se trouve également une belle villa sur les hauteurs de la cité des parfums, Mick Jagger préfère Mougins (à cause de Picasso) et Keith Richards loue la Villa Nellcote à Saint-Jean-Cap-Ferrat.
Témoin de mariage en uniforme nazi
Construite en 1899 sur les ruines d’une ancienne batterie militaire, la villa, avec ses hautes grilles dignes de Versailles, sa façade ornée de colonnes ioniques, ses escaliers monumentaux et ses jardins à la française qui descendent jusqu’à la mer, est un véritable palais. Mais telle la maison Usher, elle traîne une réputation sulfureuse. La Gestapo y avait, dit-on, établi son quartier général durant l’occupation allemande et les murs résonneraient encore des cris des résistants suppliciés. Pure légende, mais qui n’est pas pour déplaire au guitariste des Stones.
Prenant son rôle de « nouveau propriétaire de la Kommandantur » très au sérieux, Keith débarque, le 12 mai, en grand uniforme nazi au mariage de son ami Mick Jagger à Saint-Tropez. Le chanteur y épouse, en premières noces, le mannequin Bianca Perez Morena de Macias, ex-petite amie d’Eddie Barclay.
Déjà passablement énervé par les frasques de la tribu et de ses invités (parmi lesquels Paul et Linda Mc Cartney, Ringo Starr, Ron Wood, Stephen Stills, Roger Vadim et Nathalie Delon), Marius Astezan, le maire de Saint-Tropez, prie fermement Keith Richards d’aller se changer, sous peine d’annuler la cérémonie.
Fermant les yeux sur la tenue négligée du marié (en costume trois pièces et baskets) et sur celle, provocante, de la mariée (nue sous une veste blanche largement ouverte), le futur « Cepoun des Bravades » célèbre finalement le mariage dans une cohue indescriptible. Puis la troupe rallie la place des lices pour un bœuf mémorable au Café des Arts, où la fête se prolonge jusqu’à 4 heures du matin.
« Café Keith »
De retour à Saint-Jean-Cap-Ferrat, le groupe utilise Nellcote comme studio d’enregistrement pour son futur chef-d’œuvre Exile on main street. Le titre original, Tropical Desease (maladie tropicale) décrit sans doute mieux l’atmosphère chaotique des séances, qui débutent au mois de juillet dans la cave de la villa, rebaptisée « Café Keith ».
La chaleur y est suffocante et pas question d’ouvrir les vasistas : le son des amplis poussés à plein volume, de jour comme de nuit, traverserait la baie de Villefranche. Et les Stones ont assez de problèmes comme cela avec le voisinage.
Non contents de s’être branchés sur l’installation électrique de la maison d’à côté pour alimenter leur studio mobile, les musiciens et leur entourage multiplient les incidents. Keith, chauffard notoire, percute la voiture d’un touriste italien avec sa Jaguar type E sur la route de Beaulieu et s’en prend violemment au conducteur. Inculpé pour voie de fait, il est cité à comparaître devant le tribunal de Nice. Quelques jours plus tard, le guitariste explose le moteur de son Riva (baptisé « Mandrax ») et l’abandonne sur la plage jusqu’à ce que la mairie le somme de le déplacer. Il finira comme sculpture décorative dans le jardin. Arrivant à Nice pour rejoindre son mari, Shirley, la femme de Charlie Watts, insulte un douanier à l’aéroport et écope d’une amende pour injures…
Alertée par ces premiers incidents, la police commence à s’intéresser de près aux allers et venues autour de la villa. Celle-ci est ouverte aux quatre vents depuis des mois et toute une faune, comprenant musiciens, photographes, visiteurs célèbres (Eric Clapton, John Lennon, Gram Parsons…), fans, groupies, dealers et gamins du village, s’y incruste. Tout ce beau monde squatte allégrement les salons, les terrasses, les pelouses et s’éclate dans une atmosphère d’orgie ininterrompue. Les frais d’entretien de la tribu deviennent si exorbitants qu’Anita Pallenberg, la femme de Keith, finira par présenter la note aux autres Stones ! Sans grand succès…
Alors que l’été se termine, les nuages s’accumulent au-dessus de « Café Keith ». En octobre, des voleurs dévalisent le local à guitares et en emportent une quarantaine. Les rumeurs de drogues-parties auxquelles seraient mêlés les gamins du village enflent. Une procédure pour « trafic et usage de stupéfiants » est ouverte au tribunal de Nice. Elle aboutira, en octobre 1973, à une condamnation d’un an de prison avec sursis et interdiction du territoire pour Keith Richards et Anita Pallenberg. Mais le groupe a levé le camp depuis longtemps.
En juin 1972, les Stones ont entamé une tournée mondiale qui, elle aussi, restera dans les annales du rock et de la débauche. Cocksucker Blues, le film réalisé sur la tournée à la demande des Stones recèle des scènes si scandaleuses qu’il ne sera jamais diffusé en salles. Interdits de territoire à cause de leurs frasques de l’été 1971, les Stones doivent donner un concert à Bruxelles pour leurs fans français…
Lorsqu’on lui parle aujourd’hui de son été à Nellcote , Keith Richards, 73 ans, marié, 4 enfants, se contente de sourire et coasse de sa voix de vieux pirate des Caraïbes : « Ce coup-là, je crois qu’on a complètement asséché le sud de la France ! ».
Photos Dominique Tarlé
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