Ce serait un peu tiré par les cheveux de dire que le Dr Zamenhof a vécu ses années les plus noires non loin de la Mer Noire, dans laquelle se jettent les eaux du Don (Дон) après avoir traversé la Mer d'Azov, et du Dniepr (Днепр) qui traverse la ville de Kherson, là où il s'installa d'octobre 1888 à mai 1890. Un canal rejoint par ailleurs le Dniepr et le Don.

L'histoire devient plus sérieuse quand on sait que le Dr Zamenhof avait espéré sortir d'une situation financière précaire en s'établissant dans cette ville du sud de la Russie (aujourd'hui en Ukraine). Ses moyens ne lui avaient pas permis d'y faire venir son épouse Klara. Bien que bon praticien, Zamenhof n'exerça jamais sa profession dans des quartiers riches. Et, surtout, il avait fait le mauvais choix d'ouvrir un cabinet de consultation là où une oculiste exerçait déjà. Ce fut un échec. Au bord du désespoir, prêt à tout abandonner, y compris l'espéranto, il se résigna à lancer un appel au secours à Klara. C'est ainsi que, grâce à un don important de son beau-père, Alexandre Silbernik, de Kaunas (Lituanie), très attaché à son gendre et à son projet généreux, que la famille Zamenhof et l'espéranto furent sauvés. Sans ce don, trois ans seulement après la publication du premier manuel, le 26 juillet 1887, à Varsovie, l'espéranto aurait pu sombrer dans l'oubli.

Outre ce don financier, il est possible de parler de don de soi. La détresse de bon nombre de ses patients le bouleversait tellement qu'il se sentait parfois incapable d'exiger le règlement de ses consultations. Au lieu de "travailler plus pour gagner plus" (air connu !), il consacrait une grande partie de ses forces et de ses nuits à ses travaux pour la Langue Internationale, tout cela pour en faire don à l'humanité... sans droits d'auteur. Le premier manuel comporte en effet cette phrase en dernière page : "La rajto de traduko de tiu ĉi broŝuro en ĉiujn aliajn lingvojn apartenas al ĉiuj" (Le droit de traduction de cette brochure-ci dans toutes les langues appartient à tous). En quelque sorte, un précurseur de Wikipedia et des logiciels libres... Il avait donc renoncé à ses droits dès la parution du premier manuel et, en 1912, lors du 8e Congrès universel d'espéranto, à Cracovie, à l'occasion des 25 ans d'existence de la Langue Internationale, il avait déclaré qu’il ne serait plus jamais devant les congressistes, mais parmi eux, qu'il renonçait à toute fonction de direction : la langue devait vivre sa propre vie et ne devait plus être l’affaire d’un seul homme, ni même d’un comité de linguistes.

Il est possible d'ajouter que Zamenhof avait le don des langues. A dix ans, il parlait déjà couramment le russe et le polonais à la maison et à l’école, le yiddish dans son quartier et l’hébreu aux offices religieux. Par la suite, son père lui enseigna l'allemand. Il apprit l'anglais qui l'inspira pour certains aspects de sa grammaire. En tout, il acquit la connaissance de onze langues à divers degrés, dont le français pour lequel il exprima une préférence pour le choix du vocabulaire. Il étudia aussi le volapük de Johan-Martin Schleyer, ce qui lui permit d'éviter les erreurs de son prédécesseur.

Son exemple a inspiré et inspire toujours cette volonté de servir plutôt que de se servir. Le monde de l'espéranto fait don de beaucoup de temps, de beaucoup d'argent, de grands efforts parce que la pratique de l'espéranto permet de se rendre compte que, comme l'avait écrit Montesquieu : "La communication des peuples est si grande qu'ils ont absolument besoin d'une langue commune."

Beaucoup d'espérantistes ont sacrifié leur confort, leur santé et même leur vie, surtout sous les pires régimes totalitaires, de Staline comme de ceux d'Hitler, de Salazar, de Franco, de Ceaușescu, etc. Il y a eu aussi des actions d'entraide : "
L'activité humanitaire du mouvement espérantiste pendant les deux guerres mondiales et son rapport avec la Croix-Rouge internationale".

Le sujet pourrait être encore développé, mais ces éléments permettent déjà de voir qu'il existe de nombreux liens entre les mots "don" et "espéranto".