Cher Monsieur Ragon,
Je vous transmets ce courrier postal aux bons soins de votre éditeur, Albin Michel. Une version électronique, mise en ligne sur mon blog, permet l'accès à tous les mots ou titres soulignés.
Je m'interroge sur votre réponse à un journaliste de Midi Libre à propos de la critique d'art. Je suppose qu'il a bien transcrit vos propos :
"La critique d’art est aussi imbécile que l’espéranto, mais je ne suis pas si sûr que l’espéranto soit imbécile."
Il y a au moins une certitude : il y a eu des comportements imbéciles à son encontre, pas seulement sous les pires régimes totalitaires, et il y en a encore. La référence de ceux qui bavent sur l'espéranto n'est autre que le ouï-dire.
En 2002, lors du passage à l'euro, j'avais répliqué à votre ami Philippe de Villiers, à propos d'une réflexion plus bête que méchante qu'il avait faite sur l'espéranto : "Ah, c’est bien ! J’avais peur qu’on me parle l’espéranto, la nouvelle langue..." — Quels voeux pour Philippe de Villiers ? Il est curieux que, comme député européen, il n'ait pas perçu la réalité de la communication linguistique dans l'UE, de plus en plus dominée par l'anglais, mais il est vrai aussi qu'il a été épinglé "comme étant l'un des représentants français les moins assidus au Parlement européen" (Wikipédia).
Votre "Dictionnaire de l'anarchie", que je possède, me laisse effectivement penser que vous ne le considérez pas comme une affaire imbécile. J'avoue que, du fait qu'il restait assez de place sur la page 211, j'aurais aimé y voir des passages de ces extraits de "L'Homme et la Terre" d'Élisée Reclus, l'éminent géographe et l'une des plus figures les plus clairvoyantes de l'anarchisme :
Élisée Reclus et l'espéranto :
"Déjà le nombre des adeptes qui sont entrés dans la voie de la réalisation pratique est assez notable pour avoir modifié quelque peu la statistique postale : dix années seulement après la naissance de l’espéranto, ceux qui l’utilisent dans leurs échanges de lettres dépasseraient 120 000. Combien de langues originales en Afrique, en Asie, en Amérique, et même en Europe, embrassent un nombre de personnes beaucoup plus modeste ! Les progrès de l’espéranto sont rapides, et l’idiome pénètre peut-être plus dans les masses populaires que parmi les classes supérieures, dites intelligentes. C’est, d’un côté, que le sentiment de fraternité internationale a sa part dans le désir d’employer une langue commune, sentiment qui se rencontre surtout chez les travailleurs socialistes, hostiles à toute idée de guerre, et, de l’autre, que l’espéranto, plus facile à apprendre que n’importe quelle autre langue, s’offre de prime abord aux travailleurs ayant peu de loisirs pour leurs études.
On remarque pourtant que la plupart des intellectuels chez les petites nations de l’Europe sud-occidentale, élevés à l’usage d’un langage très peu répandu, forcés de se tourner vers l’Europe du centre et de l’ouest, cherchent à adopter l’esperanto, quoiqu’il soit encore bien pauvre en bagage scientifique, frappés qu’ils sont des remarquables avantages qu’il leur fournirait pour entrer immédiatement en rapport avec la civilisation occidentale. Chose curieuse, cette langue nouvelle est amplement utilisée déjà ; elle fonctionne comme un organe de la pensée humaine, tandis que ses critiques et adversaires répètent encore comme une vérité ardente que les langues ne furent jamais des créations artificielles et doivent naître de la vie même des peuples, de leur génie intime. Ce qui est vrai, c’est que les racines de tout langage sont extraites en effet du fond primitif, et l’esperanto en est, par tout son vocabulaire, un nouvel et incontestable exemple, mais que ces radicaux peuvent être nuancés ingénieusement de la manière la plus directe, comme on l’a fait pour tous les arts et toutes les sciences ; à cet égard, il n’y a point d’exception : tous les spécialistes ont leur langage technique particulier. L’inventeur de l’esperanto et ceux qui, dans tous les pays du monde, lui ont donné un énergique appui ne professent nullement l’ambition de remplacer les langues actuelles, avec leur long et si beau passsé de littérature et de philosophie ; ils proposent leur appareil d’entente commune entre les nations comme un simple auxiliaire des parlers nationaux."
Élisée Reclus, "L’Homme et la Terre" (1905-1908, vol. VI, p. 467 et 468)
Votre confrère François Cavanna avait posé une bonne question dans son roman "La belle fille sur le tas d'ordures" (Ed. Archipel, 1991) :
P.S. A propos… Dites-moi. Pourquoi aucun gouvernement au monde n'a-t-il jamais proposé, (à l'O.N.U., par exemple) la promotion d'une langue ultra-simplifiée ? L'espéranto, ou une autre. On me dit que l'espéranto, au vocabulaire trop européen, ne ferait pas l'unanimité. Or, l'anglais, irrésistiblement, s'impose… Il n'est pas particulièrement simple, ni logique ! Ils ne veulent pas de l'espéranto ? Ils auront l'anglais. Tant pis pour leurs gueules. (Février 1989)
Si l'espéranto n'a pas aujourd'hui la place qu'il mérite, c'est parce qu'il y a usurpation d'identité ou d'appellation. Son nom d'origine est "Langue Internationale" qui est la traduction du titre en russe du premier manuel : "Международный язык".
Comme l'a dit très justement l'éminente linguiste Henriette Walter : "Une langue, c'est une façon de voir le monde". Et il y a aujourd'hui — vous l'avez sans nul doute constaté — une énorme pression pour l'anglais, pour faire voir le monde "à l'anglaise", ou plutôt "à l'américaine". Or, l'anglais est en premier lieu une langue NATIONALE. J'ai publié à ce sujet une recherche sous le titre "Le « cadeau » de Gordon Brown au monde". La "marche forcée vers l'anglais" (selon l'expression d'Alain Minc) est contraire au principe d'équité : elle va dans le sens de la servitude volontaire. Même chose pour les domaines économique et social. L'affaire DSK révèle que notre système dérive vers le modèle "américain" : les EUA sont en tête sur le plan mondial pour le nombre de prisonniers par habitant. Moins d'écoles, plus de prisons.
Dénoncé par le professeur Herbert I. Schiller, grand spécialiste des médias étasuniens, le "décervelage à l'américaine" s'étend au monde entier et il jouit de complicités au plus haut niveau en France. Regardez du côté de l'Éducation nationale : Luc Chatel, né aux EUA, éduqué par les Jésuites, pousse vers le gavage des cerveaux à l'anglais dès l'âge de trois ans. Cette dérive linguistique et cette colonisation mentale ont été expliquées par Charles Durand dans plusieurs ouvrages dont le plus récent est "Une colonie ordinaire du XXIe siècle". Plusieurs autres livres du professeur Robert Phillipson, malheureusement pas traduits en français, traitent de ce sujet, en particulier le dernier en date, "Linguistic Imperialisme Continued" (Londres : Routledge. 2010).
Il y a beaucoup de faits totalement ignorés, même par des intellecteuels, à propos de l'espéranto — de l'anglais aussi — en particulier un rapport du secrétariat de la SDN publié en 1923 sous le titre "L'espéranto comme langue auxiliaire internationale". Il n'est accessible au grand public, en anglais et en français, que depuis peu, grâce à Internet.
Il est utile aussi de savoir que c'est surtout le gouvernement français qui s'est acharné à faire barrage à l'espéranto à la SDN au début des années 1920. C'était l'époque coloniale. Diplomate et écrivain français, le comte Joseph de Gobineau (1816-1882), qui avait soutenu la théorie de la supériorité de la race germanique, devint au XXe siècle l'un des principaux inspirateurs du national-socialisme hitlérien. Dans son “Essai sur l'inégalité des races humaines“ (1853), il avait écrit : “la hiérarchie des langues correspond rigoureusement à la hiérarchie des races“. Dans son sillage, certains rêvaient de revenir à l'Empire français, en particulier, l'académicien et historien et diplomate Gabriel Hanotaux (1853-1944), thuriféraire de l'impérialisme français et de Napoléon 1er, qui s'opposa à l'espéranto. Et ceci alors que le délégué britannique à la SDN, Lord Robert Cecil, futur Prix Nobel de la Paix (1937) avait exhorté la Commission de coopération intellectuelle de la SDN à “se souvenir qu'une langue mondiale n'est pas nécessaire seulement pour les intellectuels, mais d'abord pour les peuples eux-mêmes“.
Ministre de l'instruction publique, Léon Bérard alla même jusqu'à interdire l'utilisation des locaux scolaires pour son enseignement. C'est ce que fit aussi, à partir de la décennie suivante jusqu'à sa chute, le régime nazi. Auteur de "Pour l'Empire colonial français" (1935), il fut ambassadeur du gouvernement de Vichy auprès du Saint Siège... Ingénieur général de la Marine, hydrographe, Maurice Rollet de l'Isle, avait pu constater qu'un autre blocage venait du quai d'Orsay. La politique linguistique de la France n'a donc pas évolué. Les ministre de l'éducation successifs, de quelque bord que ce soit, ont tous fait barrage à son admission dans l'enseignement, en dépit d'interventions de députés et de sénateurs, et de propositions de loi. Une pétition a été lancée en avril 2011 pour l'espéranto au bac (3104 signataires au 20 mai 2011).
Depuis que j'ai appris cette langue, je me suis toujours efforcé de dissiper la profonde ignorance qui est entretenue à son sujet. Comme vous l'avez fait pour l'histoire des guerres de Vendée, il y a une vérité historique à rétablir sur l'espéranto, des faits à découvrir. Certains vont jusqu'à dire qu'il n'a pas d'histoire, ce qui en dit long dur l'indigence intellectuelle de certains de ses détracteurs.
La question de l'espéranto est donc autrement plus grave et importante qu'on ne le suppose, et il faut en finir avec la présentation qui consiste à le faire passer pour un passe-temps pour désoeuvrés, pour une affaire du passé, une utopie. Nous sommes tous usagers d'utopies d'hier. Nous sommes tous redevables à des "utopistes" qui ont bravé les moqueries, des chercheurs de vérité qui ont été condamnés par des autorités politiques ou religieuses.
Il convient enfin de signaler que deux films documentaires réalisés par des cinéastes professionnels vont paraître cette année, l'un en France : "Esperanto", de Dominique Gautier, l'autre aux États-Unis : "The Universal Language", de Sam Green. Ils seront tous deux présentés lors du premier Festival du film en espéranto qui se tiendra à São Paŭlo, Brésil, du 10 au 13 juillet 2011, et dont l'inspirateur et l'initiateur est un jeune linguiste moscovite, Aleksander Osincev. Donc, l'espéranto fonctionne, le plus souvent à l'insu du grand public. Peut-être que ces films joueront un rôle dans une prise de conscience.
Bien cordialement.
Henri Masson
Coauteur de "L’homme qui a défié Babel" avec René Centassi, ancien rédacteur en chef de l’AFP. Paru en première édition en 1995 chez Ramsay, en seconde édition en 2001 chez L’Harmattan simultanément avec sa traduction en espéranto. Publié en 2005 en coréen et espagnol, en février 2006 en lituanien, en octobre 2007 en tchèque. Consacré “Livre de l’année 2005 recommandable à la jeunesse” par le monde coréen de l’édition.
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