La crise? «J’ai l’impression de vivre dedans depuis que je travaille » dit Florence Aubenas, 49 ans, Grand Reporter au Nouvel Observateur et ex-otage en Irak. Un beau matin de l’année dernière, à l’heure des grandes résolutions, lassée d’entendre partout crier « la crise, la crise! » sans voir autour d’elle en quoi celle-là était différente des autres, elle a décidé d’aller voir comment on la vivait dans la France « d’en bas ». Mais pas en un jour ou une semaine de reportage : en se mettant pendant six mois dans la peau d’une travailleuse pauvre.
Le livre admirable qu’elle a tiré de cette expérience (« Le quai de Ouistreham » au Seuil), n’est pas l’histoire de cette immersion (« Pas question de faire Bécassine chez les pauvres »), mais celle de ses collègues d’infortune. Une fabuleuse série de portraits et de tranches de vies, pour « rendre visible l’invisible et donner la parole à ceux qui ne l’ont pas ». Ce qui est, pour Florence, la définition même de son métier de journaliste...
Peux-tu expliquer comment tu as préparé ton immersion dans la France du travail précaire?
Justement, je ne l’ai pas tellement préparée, contrairement à ce que je fais d’habitude quand je pars en reportage. Je venais de lire le livre de cette Américaine, qui a fait ça, il y a deux ans aux États-Unis. On parlait partout de la crise.Je me suis dit que ce serait une bonne façon de voir ce qu’il en était exactement chez nous. C’était une idée de reportage, comme une autre. Sauf que je savais qu’aucun journal ne me donnerait le temps nécessaire pour mener le projet à bout. J’ai donc soumis l’idée à mon éditeur qui m’a accordé une avance grâce à laquelle j’ai pu poser un congé sabbatique et partir m’installer à Caen pendant six mois. J’ai pris une valise, loué une chambre de bonne et je suis allée m’inscrire au Pôle Emploi.
Pourquoi Caen? À cause de Moulinex?
Non, parce que ce n’était ni au Nord, ni au Sud, que je ne connaissais personne et que personne ne m’y connaissait. Et ce n’était pas trop loin de Paris si j’avais besoin d’y revenir pour régler des affaires personnelles. Presque personne n’était au courant de ce que j’allais faire. Pour la plupart de mes connaissances j’avais pris un congé sabbatique pour aller écrire un roman au Maroc.
Et personne n’a reconnu Florence Aubenas, l’ex-otage en Irak?
Non. Apparemment ma « célébrité » n’a pas dépassé le Landerneau médiatique. Je m’étais teinte en blonde et j’avais mis des lunettes, mais sinon je me suis présentée partout sous mon vrai nom avec mes papiers d’identité. Quand on me posait la question, je répondais que c’était juste une homonymie, ça suffisait. Une seule personne m’a démasquée dans les règles de l’art. Une employée d’agence d’intérim. Quand je suis arrivée au rendez-vous, elle avait déjà mon portrait Google sur son ordinateur, je n’ai pas pu lui raconter de craques. Je lui ai juste demandé de garder le secret et elle a accepté. Heureusement, c’était presque à la fin...
Combien de temps as -tu travaillé réellement?
L’idée, c’était de débarquer sans rien et de rester jusqu’à ce que je décroche un CDI. Je ne voulais évidemment pas prendre le travail d’une autre.Ca m’a pris six mois en tout et la forme du CDI (quelques heures de ménage par jour sur un ferry-boat) en dit long sur l’état du marché. L’emploi le plus régulier que j’ai eu pendant tout ce temps, c’était une heure de ménage sur le ferry d’Ouistreham pendant trois mois. Un boulot considéré comme le pire du coin. Il me fallait plus d’une heure pour y aller et autant pour en revenir...
Avais-tu délibérément choisi de partir au plus bas de l’échelle?
Non, pas du tout. Si on m’avait proposé un boulot de caissière de supermarché, j’y serais allée pareil. Simplement, quand je suis arrivée au Pole Emploi avec mon CV bidonné dans lequel je n’avais que le bac et que j’expliquais que j’avais été entretenue jusque-là par un homme qui m’avait larguée, c’est la seule chose qu’on m’a proposée. Pour eux, je faisais partie du « fond de la casserole ». Incasable. On m’a donc gentiment orientée vers les ménages en me disant que c’était un boulot d’avenir...
As-tu finalement réussi à vivre avec ce que tu gagnais?
Pour être honnête, je n’ai pas vraiment essayé. Le calcul aurait été faussé dès le départ car je me suis volontairement mis dans une situation extrême. On ne débarque pas dans une ville où on ne connaît personne pour chercher du boulot en bidonnant son CV à la baisse. Et puis je n’ai évidemment sollicité aucune allocation d’aucune sorte. Je suppose que j’aurais au moins eu droit au RMI. Comme j’ai gagné au maximum 700 euros par mois et que ma chambre me coûtait déjà 350, je ne pense pas que j’y serai arrivée. J’ai bien emprunté une voiture pour aller au boulot (sinon on ne m’en aurait pas donné du tout), mais il fallait y mettre de l’essence et j’ai eu des réparations à faire que je n’aurais pas pu payer. Si j’avais dû vivre avec mon seul salaire, l’expérience aurait tourné court. Mais j’ai fait attention : je ne me suis autorisé qu’un café dans un bar en six mois et ni resto ni ciné, évidemment.
Tu écris qu’à la fin tu étais épuisée physiquement et moralement...
Oui, j’ai perdu pas mal de poids et je manquais de sommeil, puisque je rentrais chez moi à minuit après mon dernier ménage et que je repartais le matin à 4h30 pour le ferry, six jours sur sept. Même si j’avais mon billet de retour et que je savais que cela finirait bientôt, j’étais épuisée, prise dans une sorte de vertige, avec l’obsession de se reposer et de dormir.
Penses-tu que ton expérience d’otage en Irak t’a aidé à tenir?
Elle m’a sans doute aidée à me lancer. Avant, je n’aurais sans doute pas eu le courage de le faire. Mais je crois qu’elle me sert plus aujourd’hui, pour le retour à la « vie normale ». Je suis moins sensible aux critiques et aux mises en cause qui commencent à arriver. À dire vrai, je m’en fous complètement. Ce qui m’importe, c’est de ne pas avoir le sentiment de trahir ceux auxquels j’ai voulu donner la parole.
Justement comment ont-ils pris la chose?
Je suis retournée à Caen pour le leur dire et j’ai porté le livre à ceux qui m’étaient devenus les plus proches. Ils ont été surpris, très étonnés qu’on puisse s’intéresser à eux de cette façon, mais je crois qu’ils ont compris la démarche. Et, pour le moment, je n’ai pas eu de critiques.Y compris de la part des patrons avec lesquels je ne suis pas forcément tendre. Jeff, le patron des équipes de nettoyage du ferry, est même assez fier apparemment du portrait que je fais de lui...
Finalement quels enseignements tires-tu de l’expérience?
Bien sûr, on sait pertinemment qu’il y a de la misère et du chômage en France. On sait qu’il y a 20 % de travailleurs précaires dans ce pays. Mais la réalité de ce que c’est, il n’y a que ceux qui la vivent qui la connaissent. Quand une fille de 25 ans m’explique qu’elle se laisse pourrir les dents pour pouvoir se les faire arracher et avoir droit à un dentier gratuit, parce qu’elle n’a pas les moyens de payer un dentiste et que « tout le monde fait ça », les bras m’en tombent. Quand je dis que seules les femmes sont affectées au nettoyage des chiottes sur les ferries, c’est une réalité que j’ai découverte en allant les récurer. Quand un patron laisse son chien faire ses besoins partout dans le bureau et vous dit que vous êtes payées pour nettoyer sa merde, il faut l’entendre pour le croire. Quand on vous répond au Pole Emploi que « bien sûr vous accepterez n’importe quoi, parce que tout le monde accepte n’importe quoi et que de toute façon il n’y a rien », quand on ne vous parle même plus jamais d’un « travail » mais seulement « d’heures », ça situe le niveau du problème. Ce que j’ai découvert, c’est que 20 % des travailleurs de ce pays vivent dans une zone de non droit, où la retraite, les heures supplémentaires, les contrats de travail, les horaires, les temps de repos, ne sont que des principes théoriques, jamais appliqués et que tout le monde ferme les yeux. Ce qu’on découvre, c’est que le Pole Emploi n’est plus un organisme social comme pouvait être l’ANPE, mais un organe de contrôle, que les stages qu’il vous propose ne sont que des moyens détournés d’exclure. Ce qui compte, c’est de radier le plus possible de chômeurs, même temporairement, juste pour alléger les statistiques. Je n’ai pas l’impression d’enfoncer les portes ouvertes en montrant ça. On dit que la France a mieux résisté à la crise grâce à son système social. Mais vu ce qu’on en fait et ce qu’il en reste, franchement, ça fait peur pour la suite.
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