Ferron s'accommode visiblement d'une situation dénoncée en maintes occasions par le philosophe Michel Serres, entre autres sur France Info en réponse à Michel Polacco (18 décembre 2005) :
“Je pense qu'aujourd'hui il y a sur les murs de Paris plus de mots anglais qu'il n'y avait de mots allemands pendant l'Occupation, et ça c'est quand même sous la responsabilité de ceux qui veulent bien le mettre, parce qu'il n'y a pas de troupes d'occupation aujourd'hui. Je les appelle des collabos“.
Non content de baver sur ceux qui mettent en garde contre la menace du tout-anglais dénoncée dans divers écrits par le professeur Robert Phillipson, qui a occupé diverses fonctions au sein du British Council, en particulier dans "Linguistic Imperialism" (1992) et
"Linguistic Imperialism Continued" (2009), Ferron se lâche aussi sur l'espéranto :“A la différence de ce que l’on peut observer dans les autres pays européens, les rapports des Français avec les langues étrangères reposent sur une paresse intellectuelle affichant sans complexe un relatif manque d’intérêt pour cet élargissement culturel, avant de découvrir tardivement le caractère incontournable de cet apprentissage. [à cet égard, la faillite de l’esperanto qui reposait sur l’illusion d’une langue universelle s’explique par l’impossibilité d’un lexique et d’une syntaxe dépourvus de soubassements littéraires et culturels.]"
Ferron donne l'impression de n'avoir d'autres références que le ouï-dire, car des linguistes, philologues ou autres spécialistes des langues et de la communication de l'envergure de Claude Hagège ou Umberto Eco, et bien d'autres avant eux (Edward Sapir, Mario Pei, William E. Collinson, André Martinet...), ont compris qu'il n'est pas question de faillite ou d'échec mais de raisons politiques qui ont entravé son essor. Et parmi les principaux responsables, il y a eu les pires régimes du XXe siècle.
Les sources de Ferron sont-elles les mêmes que celles de Barbara Cassin pour laquelle l'espéranto n'a pas d'histoire ? :
“Non, la langue ne se réduit pas à un calcul, et l'Espéranto ne fonctionne pas, car c'est artificiel, insuffisant, sans épaisseur d'histoire ni de signifiant, sans auteurs et sans œuvres... L'Espéranto, aussi mort qu'une langue morte, n'est la langue maternelle de personne" (“Plus d’une langue“, 2012).
Plus vite, plus haut et plus fort dans le grotesque, c'est impossible à trouver. Directrice de recherche au CNRS (!!!), cette dame devrait figurer au “Livre Guinness des Records“ pour lequel il reste à créer une catégorie "grotesquitude".
L'espéranto aura 131 ans le 26 juillet 2018. Le silence et les tabous qui l'entourent ne l'empêchent pas de vivre. Les ragots et les commérages non plus, même s'ils lui font ombrage. Il continue d'inspirer des gens de toutes origines sauf les fanatiques et doctrinaires religieux ou politiques, ou "Les saigneurs de la guerre" décrits par Jean Bacon. Nombreux ont été ceux qui l'ont qualifié de "langue morte" et aucun d'entre eux ne lui a survécu. Et Barbara Cassin ne fera pas exception...
Ferron appartient-il aussi au monde de ceux pour lesquels cette langue n'a pas d'histoire ? Son comportement et son niveau d'argumentation dénué de références pourraient se traduire par "Je ne sais pas ce que c'est, mais j'en cause". Ça fait tellement bien de laisser entendre qu'on sait au milieu de gens maintenus dans l'ignorance ! Le proverbe “Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois“ a son équivalent en espéranto : “Inter blinduloj, reĝas strabuloj". En fait "strabuloj" se traduit littéralement par loucheurs, atteints de strabisme.
Puisque Ferron plaide pour l'anglais en donnant des arguments fantaisistes pour expliquer une soi-disant faillite de l'espéranto, qu'il lise deux ouvrages parus dans cette langue respectivement en 2016 et 2017 :
“Dangerous Language — Esperanto under Hitler and Stalin“ (Ulrich Lins. Basingstoke, GB : Palgrave Macmillan. 299 p. 14,7x21,1 cm. Septembre 2016).
“Dangerous Language — Esperanto and the Decline of Stalinism“ (Ulrich Lins. Basingstoke, GB : Palgrave Macmillan. 198 p. 14,7x21,1 cm. Février 2017)
Il aura peut-être alors des chances de découvrir que la situation actuelle de cette langue n'a aucun lien avec des questions lexicales, syntaxiques, littéraires ou culturelles. C'est pour des raisons politiques que le gouvernement français fit barrage à une proposition déposée par 14 pays, dont 9 extra-européens, au début des années 1920, pour que la Société des Nations recommande l'enseignement universel de l'Espéranto dans les écoles comme langue auxiliaire internationale.Voir à ce sujet le rapport “L'espéranto comme langue auxiliaire internationale“ du Secrétariat général adopté par la troisième Assemblée de la Société des Nations le 21 septembre 1922.
Idem lorsque Bernhard Rust, ministre de l'éducation et de la science du IIIe Reich, émit un décret d'interdiction d'enseignement de l'espéranto. Motif ? : “le soutien à des langues artificielles telles que l'espéranto n'a pas de place dans l'État national-socialiste".
Idem lorsque Goebbels fit preuve d'une certaine "bienveillance" en parlant de “légère pression“ pour dissoudre les associations d'espéranto :
Il y aura cent ans en 2018 que paraissait l'ouvrage “Les langues dans l'Europe nouvelle“ d'Antoine Meillet, professeur au Collège de France. Ce qu'il ne pouvait prévoir, c'est qu'un Hitler et un Staline séviraient contre l'espéranto dans les deux pays où il était le mieux implanté, et ceci sans parler des régimes de Franco, Salazar, Ceaușescu... :
“La nécessité pratique d’une langue internationale est évidente. Et, comme cette langue est possible, elle doit être réalisée. Avec une langue internationale artificielle, l’humanité disposerait d’une force nouvelle; elle ne perdrait rien de la richesse que présentent les langues de civilisation existantes. Seule une langue artificielle peut donner aux relations internationales l’instrument pratique et simple qui leur manque. (...) La possibilité d’instituer une langue artificielle aisée à apprendre et le fait que cette langue est utilisable sont démontrés dans la pratique. Toute discussion théorique est vaine. L'espéranto a fonctionné, il lui manque seulement d'être entré dans l'usage pratique.” (p. 278)
Meillet fut élève du professeur Michel Bréal, le fondateur de la sémantique moderne, qui avait écrit dès 1901, alors que l'espéranto n'avait que 14 ans et alors qu'il faisait ses premiers pas en France
“Les langues naturelles sont-elles si parfaites? Pour celui qui les considère d'un œil sans préjugé, elles ne tardent pas à se montrer dans leur imperfection native. On en découvre alors les doubles emplois et les lacunes, les incohérences et les contradictions, les distinctions mal imaginées et les confusions enfantines. L'habitude seule nous cache ces défauts : nous ne sentons pas la gaucherie de l'instrument parce que nous n'en avons jamais eu à manier de meilleur.“***
Ferron rappelle l'origine mayennaise de René Étiemble. Or, après avoir été “espéranto-sceptique“, l'auteur de “Parlez-vous franglais ?“ avait répondu à la hâte à Claude Piron, l'un des rares traducteurs polyvalents**** au début de l'ONU (anglais, chinois, russe, espagnol), puis à l'OMS, le 12 octobre 1976 :
" (...) désormais je ne verrais pas d'inconvénient à l'emploi universel de l'espéranto. Ce qui longtemps me gêna, c'était la lutte intestine entre langues universelles (en Arizona, durant l'hiver 42-43, j'étudiai l'ARULO (A Rational Universal Language O désin. des substantifs).
(...)
Mais le babélisme gagnant constamment du terrain, et la seule langue conforme à l'idée que se formaient Descartes et Leibniz de la langue universelle étant le chinois (dont la prononciation n'est pas facile, aussi bien ne pensais-je qu'à l'emploi de ce véhicule qu'en termes de langue écrite, ce qui du même coup supprimait les trop nombreux colloques et palabres), les intérêts temporels étant d'autre part ce qu'il sont, mieux vaut sans doute parler une langue que ne soutiendrait et qui ne soutiendrait aucun impérialisme".
Ce que Ferron omet de signaler, c'est qu'il existe bel et bien une volonté de contraindre tous les peuples du monde à n'utiliser que l'anglais pour les échanges internationaux et même de plus en plus fréquemment nationaux. Cette ambition existe depuis fort longtemps mais elle s'est précisée lors d'une conférence anglo-étasunienne qui se tint à Cambridge du 26 au 30 juin 1961. Le livre dans lequel le professeur Phillipson a lancé une mise en garde en 1992 n'a guère eu d'échos en France. Il me reste malgré tout le souvenir d'un article publié dans "Ouest-France" mais je ne saurais en indiquer la date.
Quand Ferron utilise une citation de Claude Hagège — “l’amoureux des langues est épris d’altérité“ — pour justifier “le droit de picorer et de butiner tous les registres de langues, l’affirmation d’une volonté d’échange et de partage", il omet de préciser qu'à chaque fois que l'on "picore", c'est uniquement du côté de l'anglais, que lorsque des chansons sont passées à la radio et à la télévision, elles sont de plus en plus fréquemment uniquement en anglais au détriment de TOUTES les langues, y compris du français, et beaucoup d'autres exemples pourraient être mentionnés. À l'écoute des médias, la chanson en d'autres langues que l'anglais apparaît inexistante et de moins en moins audible en français. À la radio comme à la télévision, la transition entre deux rubriques ou émissions est presque toujours accompagnée par des extraits de chansons en anglais, y compris sur les stations de Radio France et France Télévisions. Nous sommes en plein formatage des cerveaux pour penser, se conduire, réagir, consommer “à l'américaine“. Le “décervelage à l'américaine“***** dénoncé par le grand spécialiste des médias Herbert I. Schiller dans “Le Monde diplomatique“ a largement dépassé les frontières des États-Unis.Le seul nom qui convient aujourd'hui au concours Eurovision est "Anglovision". Ça rappelle les reportages sur l'enseignement des langues (au pluriel) qui ne montrent des exemples d'enseignement que pour l'anglais. C'est très singulier...
D'après Tony Estanguet, le co-président de Paris-2024, ce slogan a été choisi afin de "donner un caractère universel au projet français" (“The HuffingtonPost“, 3 février 2017), en somme ce que lui et d'autres qualifient de “caractère universel“ porte les couleurs de l'Union Jack ou de la bannière étoilée étasunienne...
Près d'un siècle plus tard, le 19 juillet 2000, Margaret Thatcher déclarait à l'Université de Stanford :
“En ce XXIème siècle, le pouvoir dominant est l’Amérique; le langage dominant est l’anglais; le modèle économique dominant est le capitalisme anglo-saxon.“
C'est bien ce qu'avait prévu le microbiologiste et sociologue allemand Serge Tchakhotine (1883-1973) dans son ouvrage “Le viol des foules par la propagande politique“ (Paris : Gallimard, 1952; p. 525):
“Il est clair que la nation dont la langue serait reconnue comme universelle, acquerrait des avantages économiques, culturels et politiques sur toutes les autres. Mais l’inertie et l’esprit conservateur des gouvernants de presque tous les pays empêche encore que l’Espéranto puisse devenir la langue auxiliaire mondiale.“
Fondateur de la terminologie moderne, l'Autrichien Eugen Wüster s'était déjà exprimé dans le même sens dans son ouvrage “Internationale Sprachnormung in der Technik. Besonders in der Elektrotechnik" (1931), dont une version parut en espéranto en 1936 : “Konturoj de la lingvonormigo en la tekniko“ :
“Mais, de plus, l'espéranto est non seulement une exigence de l’économie, mais aussi, au moins au même titre, de la justice. Élever l'anglais au rôle de langue auxiliaire internationale apporterait des désavantages si importants aux autres nations qu'on a déjà directement caractérisé cette forme de solution comme une « trahison linguistique » contre la langue maternelle. Une nation consciente de son honneur ne peut participer à la coopération internationale que sur la base de l'égalité des droits.“ (p. 123)
Éducateur étasunien d'origine britannique, Mark Starr m'avait dit en 1973 à Toronto, lors d'un congrès de SAT, dont la langue de travail est l'espéranto : “Celui qui impose sa langue impose l'air sur lequel doivent gesticuler les marionnettes.“ Les marionnettes gesticulent aujourd'hui autour de la tour Eiffel.
La Tour Eiffel et l'espéranto sont pratiquement nés la même année : les premiers coups de pelle furent donnés à Paris le 28 janvier 1887, le premier manuel d'espéranto parut à Varsovie le 26 juillet 1887. La tour Eiffel fut achevée en 1889, l'année de la parution du premier magazine en espéranto — “La Esperantisto“ — imprimé en Allemagne, et du commencement du déclin pour le volapük lancé en 1879-1880...
Dans son livre “Pourquoi je suis devenu espérantiste“ (1910), le pionnier et mécène de l'automobilisme et de l'aviation Ernest Archdeacon prit la défense de l'espéranto et ironisa sur les adversaires de la construction de la tour Eiffel qui avaient lancé une protestation “contre l'érection, en plein cœur de notre capitale, de l'inutile et monstrueuse tour Eiffel...“. Parmi les signataires, il y avait Guy de Maupassant, sans doute plus inspiré, attiré et enthousiasmé par un autre type d'érection...******
---* “Leglob-journal“, journal d'informations, d'investigations, d'analyses et d'opinions sur la Mayenne
** la version officielle en français dit “Venez partager“.
*** “Revue de Paris“, n° 14, 15 juillet 1901, “Le choix d'une langue internationale“, pp. 229-246
**** Trois d'entre eux parlaient l'espéranto : Claude Piron, Georges Kersaudy — qui fut amené dans le cadre de ses fonctions à traduire une cinquantaine de langues de l'Europe et de l'Asie, dont l'espéranto — et Eskil Svane.
***** Cet article peut être lu aussi :
- en espéranto : “Usona sencerbigo“.
Extraits d'un discours de Smedley Butler, le général le plus décoré des Marines, à propos de l'interventionnisme des États-Unis, en 1933 : Smedley Butler on Interventionism
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