"La voix intérieure ne sait point se faire entendre à celui qui ne songe qu’à se nourrir" (Jean-Jacques Rousseau, "Émile ou de l’éducation", Garnier-Flammarion, Paris, 1966, p. 342).Il serait possible de dire, inversement, que cette même voix intérieure ne sait pas non plus se faire entendre du côté des repus qui veulent se goinfrer toujours plus, jusqu'à être malades et même crever de suralimentation, qui veulent accaparer plus que leur part, toujours plus que le nécessaire. L'éducation des parents et de l'école ne fait pas contrepoids face aux moyens d'abrutissement des gens. La quasi totalité de l'humanité subit plus ou moins le "décervelage à l'américaine" dénoncé par le grand sociologue et spécialiste des médias que fut Herbert I. Schiller.
Le député Pierre Moscovici et l'ex-ministre de l'éducation nationale Claude Allègre — celui qui avait dit à La Rochelle, le 30 août 1977 : "Les Français doivent cesser de considérer l'anglais comme une langue étrangère" ! — s'étaient naïvement étonnés de la situation hégémonique des États-Unis, c'est-à-dire d'un pays pour lequel l'anglais est une langue native qui n'exige de ce fait aucun supplément d'effort et de sacrifice, donc effectivement pas du tout étrangère : "Les motifs d'inquiétude et d'angoisse ne manquent pas quant à l'avenir et au rayonnement de notre culture face à ce que MM Claude Allègre et Pierre Moscovici ont appelé cette extraordinaire machine d'invasion intellectuelle que constituent désormais les États-Unis" ("Conclusion de l'avis n° 1863 (14.10.1999) de la Commission des Affaires étrangères sur le projet de loi de finance pour 2000.").
Pour tous les pays non-anglophones, l'anglais a tous les caractères d'une langue étrangère du fait qu'il exige un supplément considérable d'efforts humains et financiers et du fait qu'il accapare un temps énorme qui, lui aussi, fait défaut pour d'autres langues et matières. Confondre une langue hégémonique avec une langue "pas étrangère" est une erreur politique particulièrement grave. Les pays de l'Est ont subit l'hégémonie du russe, les anciennes colonies continuent de subir les anciennes langues coloniales.
L'"extraordinaire machine d'invasion intellectuelle" est infiniment redevable à la complicité "extraordinaire" de Claude Allègre et de bien d'autres hommes politiques de tous bords qui ont contribué au renforcement de sa position, de tous ceux que le philosophe Michel Serres appelle justement des "collabos".
Cette prise de conscience trop lente est illustrée par un article publié le 9 février sur le site du "Nouvel Économiste" sous le titre "L’anglais, support de la pensée unique au service de la dictature de la pensée néolibérale" à l'occasion de la parution du dernier ouvrage de Claude Hagège — "Contre la pensée unique" — en janvier 2012. Le professeur Robert Phillipson avait mis en garde dès 1992 contre ce processus dans son livre "Linguistic Imperialism" dont il a publié une suite en 2010 sous le titre "Linguistic Imperialism continued". En France, c'est surtout Charles Xavier Durand qui a dénoncé cette dérive du tout-anglais dans plusieurs ouvrages dont le dernier est " Une colonie ordinaire du XXIe siècle" (2010).
Sur le site du Nouvel Economiste, Jacques Secondi introduit par ces mots un article intitulé "De nouveaux arguments scientifiques contre la montée en puissance de l’anglais langue unique" :
"Il semble désormais aller de soi que l’anglais, transformé en esperanto qui aurait remplacé son idéal de fraternisation par la recherche de l’efficacité, est la langue commune. La démonstration la plus frappante en est donnée par les grands groupes mondialisés qui l’imposent dans leurs couloirs, y compris entre locuteurs d’une même langue maternelle. Les recherches récentes sur le sujet offrent pourtant de puissants arguments pour le maintien de la diversité."En fait, ces propos ne manquent pas de rappeler ceux du professeur Jonathan Pool, spécialiste des conséquences politiques et économiques des politiques linguistiques cité en décembre 2009 dans un article de Ker Than sur le site de "National Geographic" :
"La chose la plus proche d'un langage universel humain est aujourd'hui l'anglais, mais, à de nombreux égards, l'anglais ne parvient pas à la hauteur du rêve de Zamenhof qui a été d'aider à la création d'un monde plus équitable."Vingt ans se sont écoulés entre la parution du premier ouvrage du professeur Phillipson et le dernier de Claude Hagège, vingt ans qui ont renforcé le mythe de l'anglais considéré à tort comme un "espéranto", vingt ans de formatage des cerveaux. Il ne s'agit pas d'"anti-américanisme", comme le déclarent des esprits simplistes, mais de revendication du droit d'être soi-même, de pouvoir s'exprimer dans une langue dans laquelle on se sent à l'aise. Il ne peut y avoir de démocratie là où tel interlocuteur est à l'aise, éloquent, persuasif, et tel autre maladroit, gauche, hésitant du fait de la langue. Un personnage important de l'administration Clinton a très bien compris l'avantage considérable qu'apporte le fait de contraindre les peuples non-anglophones à utiliser l'anglais comme langue internationale :
“Il y va de l’intérêt économique et politique des États-Unis de veiller à ce que, si le monde adopte une langue commune, ce soit l’anglais ; que, s’il s’oriente vers des normes communes en matière de télécommunications, de sécurité et de qualité, ces normes soient américaines ; que, si ses différentes parties sont reliées par la télévision, la radio et la musique, les programmes soient américains ; et que, si s’élaborent des valeurs communes, ce soient des valeurs dans lesquelles les Étasuniens se sentent à l'aise.“ ("In Praise of Cultural Imperialism?", Foreign Policy, N° 107, Été 1997, pp. 38-53)
Il y a donc lieu de s'indigner face à l'injustice et à l'inéquité linguistiques qui sont un déni de démocratie, d'autant plus que cette situation était prévisible et même prévue.
Publié en 1939 en Allemagne, "Le viol des foules par la propagande politique", du résistant anti-nazi Serge Tchakhotine, fut censuré par le ministère français des Affaires étrangères et détruit par le régime hitlérien l'année suivante. Une édition considérablement augmentée (de 300 à plus de 600 pages) parut en français en 1952 chez Gallimard puis une réédition en 1967 : “Il est clair que la nation dont la langue serait reconnue comme universelle, acquerrait des avantages économiques, culturels et politiques sur toutes les autres. Mais l’inertie et l’esprit conservateur des gouvernants de presque tous les pays empêche encore que l’Espéranto puisse devenir la langue auxiliaire mondiale.” (p. 525.)
Grand journaliste du quotidien "Le Monde", Jean-Pierre-Péroncel-Hugoz avait écrit, le 18 janvier 1984, dans un article intitulé "La crise de l'UNESCO" : "La faute originelle du système — ne pas avoir choisi en 1946 une langue universelle « neutre », qui aurait pu être l'espéranto, enseignée dans toutes les écoles et seul langage à être utilisé par les Nations unies et ses agences spécialisées comme l'UNESCO, — a condamné celle-ci, avec ses deux langues de travail (français, anglais) et quatre autres idiomes officiels (espagnol, arabe, russe, chinois) sans parler de celles des cent soixante et un États-membres à entretenir en permanence une armée de traducteurs et d'interprètes représentant officiellement une dépense annuelle d'environ 10 millions de dollars. Malgré cela, le 26 octobre 1983, jour de l'inauguration, en présence du président Mitterrand, de la XXIIe Conférence générale de l'organisation, à Paris, le seul ordre du jour automatiquement distribué à la presse était en anglais..."
Dans ces deux cas, il ne s'agit pas de propos de "retardataires idéalistes". Pas plus que dans le cas de Claude Hagège, professeur au Collège de France qui, le 10 février 2012, à l'occasion de la parution de son livre "Contre la pensée unique", a été l'invité du journaliste Axel de Tarlé dans l'émission "C à dire ?!" de France 5. A la dernière question de celui-ci à propos de l'espéranto, il a répondu : "L’espéranto est une bonne chose. Ce n’est pas une langue derrière laquelle se profile la domination d’un pays. C’est une langue inventée et donc à vocation mondiale, je ne suis pas contre." Sans aller jusqu'à dire qu'il est pour, il admet que la Langue Internationale mérite d'être prise en considération.
L'odieu à toutes les sauces
Un autre motif d'indignation pourrait être celui de l'exploitation des religions à des fins criminelles. Il est facile de faire passer sur le dos d'un dieu tous les crimes abominables perpétrés par des êtres humains. On peut se demander si, du fait que le mystère permet toutes sortes d'exploitations, finalement, ce n'est pas l'homme qui s'est inventé un dieu mystérieux pour faire passer ses instinct criminels pour une justice de droit divin. Qui ne se souvient des slogans "Dieu est avec nous !" , "Gott mitt uns !", "Allah akbar !" (Dieu est plus grand) et toutes les références à Dieu fourrées partout dans les emblèmes des États-Unis : l'hymne national, la devise, les billets de banque...Ce qu'a écrit l'anarchiste Mikhaïl Bakounine au révolutionnaire patriote italien Giuseppe Mazzini à propos des croyants sincères de quelque doctrine que ce soit, religieuse ou politique, est hélas d'une brûlante actualité dans certains pays :
"... le mal qu'on fait et continuent de faire encore les croyants sincères, n'est pas moindre. D'abord, sans ces derniers, la puissance des hypocrites, tant religieux que politiques, eut été impossible. Les hypocrites n'ont jamais fondé aucune religion; ils se sont contentés d'exploiter celles que les croyants sincères ont fondées. L'ardente sincérité des uns a toujours servi de passeport à l'hypocrisie criminelle des autres. (...) Au-dessus du troupeau, et à côté des hypocrites, partageant toujours le pouvoir et la direction de ces derniers, s'élève le groupe terrible des croyants fanatiques et colères. Plus purs parce qu'ils sont infiniment plus sincères, ils sont en même temps et plus malfaisants, et beaucoup plus féroces et hypocrites. L'humanité leur est inconnue, brûlant d'un zèle ardent pour leur Dieu, ils la méprisent, ils la haïssent et ne demandent pas mieux que d'exterminer les hommes par milliers, par dizaines, par centaines de milliers".Pour conclure, redonnons la parole à Jean-Jacques Rousseau :
"Dans les trois révélations, les livres sacrés sont écrits en des langues inconnues aux peuples qui les suivent. Les Juifs n’entendent plus l’hébreu, les Chrétiens n’entendent ni l’hébreu ni le grec ; les Turcs ni les Persans n’entendent point l’arabe ; et les Arabes modernes eux-mêmes ne parlent plus la langue de Mahomet. Ne voilà-t-il pas une manière bien simple d’instruire les hommes, de leur parler toujours une langue qu’ils n’entendent point ? On traduit ces livres, dira-t-on. Belle réponse ! Qui m’assurera que ces livres sont fidèlement traduits, qu’il est même possible qu’ils le soient ? Et quand Dieu fait tant que de parler aux hommes, pourquoi faut-il qu’il ait besoin d’interprète ?" ("Émile ou de l’éducation", Garnier-Flammarion, Paris, 1966, pp. 387-388.)
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