Madame, Monsieur,

Votre numéro du 16 décembre 2010 étant absent des kiosques, c'est grâce à Internet que j'ai pris connaissance du contenu des pages payées par un mécène japonais, M. Etsuo Miyoshi, à propos d'une solution au problème linguistique.

Ce qui me surprend, c'est que cela paraisse sous forme de publicité et non de débat, d'information ou de rubrique culturelle avec présentation d'un témoignage hors du commun. Sur les deux pages publicitaires de ce numéro, il y a en effet la matière autant à un débat qu'à de l'information ou à la présentation d'un phénomène culturel méritant d'être pris en considération.

L'attitude du Monde, depuis pas mal d'années, laisserait supposer, voire entendre, qu'il n'existe plus de problèmes de communication linguistique à l'échelle mondiale, de problèmes liés à la politique linguistique du tout-anglais, et que, en conséquence, le débat n'a plus lieu d'être, que l'espéranto lui-même n'a plus sa raison d'être. Personne n'a l'audace d'évaluer le rapport qualité-prix de cette politique, de remettre en cause cet ordre linguistique inéquitable et lourd de conséquences, pas même Le Monde.

Votre quotidien a été récemment sous la direction de gens qui ne cachaient pas leur anglo-dépendance. Qui ne se souvient de l'exclamation "Nous sommes tous Américains" d'un certain Jean-Marie Colombani (Prix de la Carpette anglaise 2002) ? Ou d'un certain Alain Minc, qui ne voyait pas d'alternative à "la marche forcée vers l'anglais", en fait vers le tout-anglais ?

Or, à propos du tout-anglais, des avis divergents ont commencé à s'exprimer depuis quelques années. Il est vrai qu'il faut une sacrée dose de courage intellectuel pour nager à contre-courant (suivre le courant est le fait du poisson mort), pour émettre des doutes sur la religion linguistique dominante. En 2002, le quotidien coréen "Dong-A" avait publié deux avis : "L'anglais est en train de faire de l'enfance un enfer". L'autre de Jonathan Hills, qui enseignait l'anglais sur la chaîne nationale éducative : "Apprendre l'anglais est devenu la religion nationale". Prix de la Carpette anglaise 1999, Louis Schweitzer est revenu sur sa décision d'imposer l'usage de l'anglo-américain dans les comptes rendus des réunions de direction de son entreprise. En 2008, la célèbre firme allemande Porsche a fini par se rendre compte que l'anglais pouvait être handicapant. Mais c'est le quotidien "
Süddeutsche Zeitung" qui a donné écho à sa décision de revenir à l'allemand, pas "Le Monde"... C'est dommage.

Le processus largement ignoré qui a mené à cet ordre linguistique a été décrit par l'historienne et journaliste anglaise Frances Stonor Saunders dans "CIA Who Paid the Piper ?" (1999, paru aussi en français sous le titre "Qui mène la danse ?", 2003), ainsi que par le professeur Robert Phillipson dans "Linguistic Imperialism Continued" (2010) et il est regrettable que Le Monde ne cherche pas à soulever le voile là-dessus. Il y a des faits historiques qui sont passés sous silence pour faire croire qu'il n'y a pas eu de manoeuvres insidieuses, que la situation actuelle de l'anglais résulte d'un processus naturel.

Même chose à propos du rapport publié en 1922 par la SDN sur l'espéranto : il n'est accessible au grand public que depuis très peu de temps dans les deux versions officielles, en anglais (1) et en français (2). Y a-t-il un seul journaliste du Monde qui en a pris connaissance ? L'un de vos éminents confrères,
Jean-Pierre Péroncel-Hugoz, avait écrit en 1984 (année symbolique s'il en est !) dans un article courageux intitulé "La crise de l'UNESCO" : "La faute originelle du système — ne pas avoir choisi en 1946 une langue universelle « neutre », qui aurait pu être l'espéranto, enseignée dans toutes les écoles et seul langage à être utilisé par les Nations unies et ses agences spécialisées comme l'UNESCO, — a condamné celle-ci, avec ses deux langues de travail (français, anglais) et quatre autres idiomes officiels (espagnol, arabe, russe, chinois) sans parler de celles des cent soixante et un États-membres à entretenir en permanence une armée de traducteurs et d'interprètes représentant officiellement une dépense annuelle d'environ 10 millions de dollars. Malgré cela, le 26 octobre 1983, jour de l'inauguration, en présence du président Mitterrand, de la XXIIe Conférence générale de l'organisation, à Paris, le seul ordre du jour automatiquement distribué à la presse était en anglais..." (Le Monde, 18 janvier 1984)

La lecture du rapport du secrétaire général-adjoint de la SDN, Inazo Nitobe, scientifique japonais, académicien, brillant écrivain en anglais, très ouvert à une meilleure compréhension entre l'Orient et l'Occident, est essentielle pour comprendre la situation actuelle de l'espéranto, tout comme celle de la brochure "L'espéranto dans le commerce" (1931), sur une conférence d'André Baudet, qui fut président de l'Assemblée des présidents de Chambres de Commerce de France et d'Algérie. Ce qui apparaît de ces divers documents, c'est que la faute de ce que nous subissons aujourd'hui incombe à un gouvernement français qui a sévi au début des années 1920 et qui a été responsable aussi de l'ascension d'Hitler : occupation de la Ruhr et, dans la même période, interdiction d'utiliser les locaux scolaires pour les cours d'espéranto — une décision identique fut prise par le régime nazi durant la décennie suivante ! Et ceci alors que le climat était favorable à l'espéranto en France. Pourquoi les lecteurs du Monde sont-ils maintenus dans l'ignorance de ces faits ?

Y a-t-il vraiment si peu de choses à écrire sur les points exposés ci-dessus ? Par exemple, que l'espéranto est l'une des trois options proposées par le professeur François Grin dans son rapport publié en octobre 2005 sous le titre ”
L’enseignement des langues étrangères comme politique publique ? Ou qu'il est proposé aussi par Marc Rousset dans son livre "La nouvelle Europe Paris-Berlin-Moscou" (chap. VII) publié en 2009 ? Il y a même des petits détails qui peuvent intriguer : pourquoi le nom "SENPERFORTO" choisi par le projet CORDIS (Community Research and Development Information Service) et financé par l'EU pour lutter contre la violence sexuelle contre les femmes et les jeunes, alors que ce mot n'existe dans aucune langue autre que l'espéranto ? Ce mot composé est construit à partir des éléments "sen" "per", "fort", "o", respectivement : "sans" + "le moyen" + "force" + marque du substantif, donc non-violence.

Le Monde, qui aime se présenter comme un "journal de référence", sera-t-il le dernier à déceler des signes avant-coureurs ?

Je vous remercie pour votre attention.

Bien cordialement.
Henri Masson
Coauteur de "L’homme qui a défié Babel" avec René Centassi, ancien rédacteur en chef de l’AFP.
Biographie du Dr Zamenhof publiée en français, puis en traductions : espéranto, coréen, espagnol, lituanien, tchèque.

1. Esperanto as an international auxiliary language
http://www.archive.org/details/esperantoasinter00leagrich
2. L'espéranto comme langue auxiliaire internationale
http://vortareto.free.fr/argumentaire/sdn/sdn_index.htm