Le 11 février 2009, en Afghanistan, des talibans embusqués ont tué un officier français et son interprète (Le Monde, 12.02.2009). L'information peut apparaître banale si l'on ne sait pas ce qui s'est passé auparavant en Irak.

Professeur à l'Université de Genève, spécialiste de la veille stratégique multilingue et du monde arabe, ancien directeur de recherches à l'École militaire de Saint-Cyr (France),
Mathieu Guidère a publié de nombreŭ ouvrages, entre autres sur Al-Qaïda. Sur la base d'informations soigneusement collectées sur les problèmes de communication linguistique et de compréhension durant la guerre d'Irak de 2003, il a écrit un autre livre sous le titre "Irak in Translation — De l'art de perdre une guerre sans connaître la langue de son adversaire"*.

Cet ouvrage livre une illustration actuelle et moderne du fameŭ adage italien " Traduttore, traditore" (Traducteur, traître). C'est ainsi qu'ont été considérés dès le début, en Irak, les interprètes et les traducteurs, souvent nommés aussi "langagiers" ou "auxiliaires linguistiques", collaborant avec l'armée étasunienne, non seulement du côté des rebelles irakiens, mais aussi, très souvent, du côté de l'armée étasunienne même. L'administration de Bush et son armée ont largement sous-estimé dès le début le problème d'une communication linguistique impossible. À la fin de 2006, sur 130 000 soldats d'active étasuniens, il n'y en avait que 130 à connaître l'arabe mais à un niveau rudimentaire (p. 26). Il n'y avait qu'un ou deŭ traducteurs pour une compagnie (env. 150 hommes). Ce fait peut trouver une explication partielle dans cette phrase : "De toute évidence, les langues ne jouissent pas d'un grand intérêt dans une superpuissance qui a fait de l'anglais la principale langue à l'échelle mondiale, et il fallait s'en accommoder" (p. 81). D'après un haut responsable de la CIA, l'apprentissage de l'arabe n'est pas une chose si facile : "Il est plus facile de former quelqu'un à piloter un avion de chasse qu'à parler l'arabe correctement !" (p. 118).

Pour cette raison, des entreprises privées ont embauché des traducteurs en Irak et dans d'autres pays arabes pour l'armée étasunienne. La principale motivation de la plupart de ces langagiers pour effectuer ce travail, particulièrement risqué, était la possibilité de gagner beaucoup d'argent : 15 dollars par jour en 2003 dans un pays où le revenu mensuel de la plupart des citoyens ne dépassait pas 100 dollars. Parmi ces "traducteurs", il y avait souvent des chauffeurs de taxis, des livreurs de pizzas sans véritable connaissance de l'anglais : "Les traducteurs en question baragouinaient l'anglais et communiquaient essentiellement par les gestes avec les soldats" (p. 27). Finalement, la plupart des nombreux arabophones candidats pour devenir des langagiers massacraient l'anglais et la plupart des rares soldats et langagiers étasuniens qui massacraient tout autant l'arabe n'avaient aucune connaissance de la culture arabe, et plus précisément irakienne, ce qui exposait à de graves erreurs et faux-pas. Les militaires étasuniens n'étaient pas seuls à dépendre de la compétence et de la fiabilité des interprètes, mais il y avait aussi les journalistes, les prisonnier et les torturés dont le sort pouvait dépendre d'un seul mot mal traduit, intentionnellement ou non.

La situation était absurde à l'extrême et très risquée pour ceŭ qui habitaient la "Zone verte" de Bagdad, la plus sécurisée. Ils étaient beaucoup à se masquer le visage. En 2005, l'agence de presse Associated Press estimait ce métier comme le plus dangereŭ dans le pays le moins sûr au monde (p. 61). Entre 2003 et 2004, le Département d'État du Travail a annoncé que plus de 200 langagiers ont été tués et plus de 500 blessés (p. 64), 126 ont été tués et 149 blessés, d'après la même source, entre janvier et avril 2005 (p. 62). 261 traducteurs et interprètes sont morts en 2006 et beaucoup d'autres en Afghanistan (p. 170). En raison de la méfiance et de la crainte d'une trahison, des patrouilles de soldats étasuniens les abandonnaient parfois au bord de la route. Certains interprètes étaient armés, donc en même temps soldats. Il y avait des illusions et des tromperies des deux côtés. Les profiteurs étaient nombreŭ de part et d'autre et des façons les plus diverses. Au lieu de recevoir les 6000 $ par mois d'après le contrat avec Titan, la principale entreprise étasunienne de langues en Irak, certains langagiers n'en recevaient que 1500... Anecdote : un interprète irakien exploitait la naïveté de soldats étasuniens fraîchement arrivés, qui se conduisaient comme des touristes. Par exemple, pour l'achat d'un drapeau irakien comme souvenir, le vendeur proposait 5 dollars; l'interprète traduisait par "45" et empochait la différence. Il y a eu des cas de prostitution; des femmes-soldats de l'armée étasunienne y ont aussi participé. En raison des moeurs et coutumes, un soldat étasunien prenait un grand risque s'il essayait d'avoir une aventure avec une musulmane parlant l'anglais. Même si l'auteur ne l'écrit pas, cette guerre avait donc un aspect bordélique dans tous les sens du mot.

Il y a eu des situations infiniment diverses, si bien qu'un résumé substantiel de ce livre nécessiterait plusieurs pages. Il y a matière à la réalisation d'un film documentaire qui pourrait être particulièrement intéressant et instructif. Le même problème existe aussi en Afghanistan où il y a d'autres langues que l'arabe, principalement le pachtou et le persan.

Ce livre est très stimulateur de réflexion et préoccupant en raison d'un autre apect qu'il révèle, surtout du fait qu'il existe un lien et une partenarité de plus en plus grands entre l'armée étasunienne (pas seulement étasunienne) et des entreprises privées pour lesquelles la guerre a est une affaire infiniment profitable (souvenons-nous de "War is Racket" du général
Smedley Butler et de la mise en garde du président Eisenhower en 1961 : de | en | eo | es | fr | it | pt |). La guerre devient de plus en plus une affaire privée. On a souvent lu ou entendu parler à propos des sociétés Halliburton, Boeing, McDonnell Douglas et autres en tant que profiteurs de la guerre, mais la guerre d'Irak de 2003 a été très profitable pour des sociétés privées d'embauche de "langagiers", de mercenaires, de fabrication d'appareils linguistiques, traducteurs automatiques qui se sont finalement montrés tout à fait inappropriés (un chapitre entier, pp. 89-113, borde "Les technologies de l'incompréhension").

L'auteur consacre quelques pages aux Traducteurs pour la Paix dont le Manifeste des traducteurs pour la Paix et les Droits de l'Homme "Oui à la traduction, non à la guerre" (p.164-165) apparaît en plusieurs langues sur
http://www.saltana.org/pax/paxbabelica.htm?francais.htm~mainFrame : Castellano, English, Français, Italiano, Deutsch, Português, Russki, Türkçe, Català, Galego, Euskara, Gaeilge, Latviski. L'adresse courriel indiquée n'est plus valide et, par suite, ce manifeste ne peut plus être signé. Mathieu Guidère exprime un regret en ce qu'"il semblerait que le rôle du traducteur comme pivot de la paix dans le monde soit totalement sous-estimé".

Cet ouvrage peut intéresser des usagers de l'espéranto qui ont une connaissance de son histoire, pas seulement du fait qu'il y a eu des périodes où le simple usage de la Langue Internationale était considéré comme une trahison ou un acte anti-patriotique, mais aussi parce qu'il livre de la matière à penser à propos des relations humaines en temps de guerre et aussi sur l'évolution des techniques de traduction automatique.

* Paris : éd. Jacob-Duvernet. Oct. 2008. 188 p. ISBN 978-2-84724-211-9