A la fin de l'hiver 1971,Jo Bergman, l'administratrice du bureau des Rolling Stones à Londres, tire la sonnette d'alarme. Alerte rouge : le groupe est en cessation de paiement. Malgré les hits accumulés depuis six ans, la célébrité et les tournées incessantes, les Stones au sommet de leur succès et de leur créativité, sont aussi fauchés qu'au soir de leur premier concert. Le présumé coupable est vite désigné : c'est Allen Klein, leur manager américain, auquel le groupe avait donné sans se méfier les pleins pouvoirs pour le dégager d'un contrat déjà désastreux avec sa maison de disques, qui l'a mis sur la paille. Le manque à gagner se solderait à 16 millions de livres. Une somme colossale pour l'époque.

Le problème, c'est que Klein a bien verrouillé son affaire. Les avocats sont formels : aucune chance de récupérer le moindre sou de ce côté-là. Et inutile de compter, non plus, sur le prochain album et la tournée qui suivra pour se renflouer. Le fisc anglais ponctionne de 83 à 98 % (!) des revenus du groupe. À ce niveau de prélèvements, il leur faudra jouer jusqu'au XXIIe siècle, juste pour rembourser leurs dettes !
Un conseil de guerre est réuni au 46A Maddox Street, pour mettre au point une stratégie. Mick Jagger, qui fréquente désormais le grand-monde, introduit une de ses nouvelles connaissances, le banquier Prince Rupert Ludwig Ferdinand zu Loewenstein-Wertheim-Freudenberg (dit Prince Rupert), héritier de la famille royale de Bavière, qui se fait fort de les tirer de ce mauvais pas. Son plan tient en deux mots : exil fiscal. Les Stones doivent fuir l'Angleterre et s'installer à l'étranger avant l'été. La destination est vite trouvée : ce sera le sud de la France.
Le 1er avril 1971, le bassiste Bill Wyman et sa compagne Astrid débarquent les premiers à l'aéroport de Nice. Ils s'installent à La Bastide St-Antoine à Grasse, suivis du guitariste Mick Taylor, de sa femme Rose et de leur bébé Chloe. Le batteur Charlie Watts et sa femme Shirley se posent quelque temps à l'hôtel à Cannes avant d'acheter une ferme près d'Arles. Mick Jagger et sa fiancée Bianca optent pour Mougins. Derniers à quitter Londres, Keith Richards et Anita Pallenberg investissent la Villa Nellcote , une magnifique demeure chargée d'histoire donnant sur la baie de Villefranche, que Jo Bergman avait louée pour trois ans en pensant qu'elle plairait à Mick et Bianca.




Élisabeth Hiemer, la gouvernante de la maison voit débarquer un beau matin le couple Richards et leur fils de deux ans, Marlon. Depuis dix ans qu'elle règne sur Nellcote , cette Allemande de 41 ans, au fort accent germanique, a connu plusieurs locataires. Mais pas d'aussi jeunes, ni d'aussi débrayés ! Elle ne s'en formalise pas : « Ils étaient très gentils et respectueux, se souvient-elle. Je m'entendais très bien avec la dame, nous parlions allemand. » Le calme relatif des premières semaines, où le couple vit d'après Élisabeth Hiemer « Une vie de famille en vacances normale », est vite troublé par un incessant défilé d'invités célèbres ou anonymes. « J'en connaissais quelques-uns, se souvient la gouvernante, mais pas beaucoup. » Eric Clapton, John Lennon et Yoko Ono, Gram Parsons et Paul Mc Cartney font partie des visiteurs. Le mariage de Mick Jagger, le 12 mai à Saint-Tropez, provoque un nouvel arrivage massif d'invités. « Vingt à table, c'était un minimum », raconte Élisabeth, dont la tâche principale consiste désormais à veiller à ce que les frigos soient toujours pleins et à ce que les enfants, plus ou moins livrés à eux-mêmes, ne se perdent pas dans le parc et ne se noient pas dans la baie.


À partir du mois de juillet, la fiesta, déjà permanente, devient incontrôlable. Après avoir cherché en vain un studio d'enregistrement dans la région pour commencer à travailler sur le nouvel album, le groupe a décidé d'enregistrer dans les caves de la villa. Rebaptisée Café Keith, la maison ne désemplit plus. « Une smala de gitans squattant un château Renaissance dans la moiteur d'un été étouffant », résume le vieil enfant du rock, Philippe Manœuvre.

Les voisins, effarés, assistent à un va-et-vient incessant de hippies, de musiciens, de groupies, de pique-assiette et de dealers, qui entrent et sortent de la maison, ouverte aux quatre vents. Toutes les nuits, le son démentiel des amplis fuse à travers les vasistas de la cave jusqu'à l'autre côté de la baie. Les incidents se multiplient. Venue constater le vol d'une dizaine de guitares, la police en profite pour ouvrir une enquête pour trafic et usage de stupéfiants. Elle aboutira, en octobre 1973, à une condamnation d'un an de prison avec sursis et interdiction du territoire pour Keith Richards et Anita Pallenberg. Mais les tourtereaux avaient déjà levé le bivouac depuis longtemps, avec le reste du groupe. À la demande d'Anita Pallenberg, Élisabeth Hiemer a suivi quelques semaines les Rolling Stones à Los Angeles pour le début de la tournée mondiale de 1972-1973, avant de retrouver Nellcote désertée, puis de démissionner pour faire carrière dans l'hôtellerie de luxe à Monaco.


Dans son petit appartement propret de Roquebrune-Cap-Martin, où quelques photos de l'époque sont soigneusement rangées dans un tiroir, elle se souvient encore de cet été de folie avec le sourire : « C'était une époque de grande liberté, dit-elle, j'en garde un très bon souvenir. C'était beaucoup plus amusant que tout ce que j'avais connu jusque-là ».