Revenons à nos moutons et à la fiction.
Voici un texte sans images, hormis celles qui seront dans vos têtes.


Le client de la 12 était en passe de devenir le champion du jour, et peut-être même du mois. Élire un champion aidait les employés à tenir jusqu'à la fin du service. Il fallait bien passer le temps, dans ce restaurant... Marcia avait toujours trouvé vaguement vulgaire le concept de buffet à volonté. Les clients qui venaient dans ce genre d'endroit n'étaient a priori pas de fins gourmets. Ils n'étaient pas pour autant plus infréquentables que d'autres, et contrairement à ce qu'elle pensait au début, tous ne se goinfraient pas comme était en train de le faire le gros homme de la 12. Toutes sortes de gens passaient dans ce restaurant : couples d'amoureux n'ayant pas de quoi s'offrir la Tour d'Argent, familles aux revenus modestes, travailleurs lambdas des magasins alentours...
La majorité de ces gens mangeaient à peu près normalement, certains hésitant même à aller se resservir après la première assiette. Cependant on voyait parfois arriver des clients qui auraient fait couler la boîte si tous s'étaient comportés comme eux.
Dès l'entrée, ils sortaient du lot. Malins, ils saisissaient très bien le stratagème de la petite assiette censée les contenir. Alors ils empilaient. On les voyait s'affairer autour du buffet, dosant méticuleusement, alternant sans pudeur les étages de charcuterie et de salades composées jusqu'à obtenir une tour instable, la plupart du temps généreusement surmontée d'un toit branlant de mayonnaise. Bien entendu, ils ne s'arrêtaient que rarement à une seule assiette, même gargantuesque.
« À volonté ». C'était écrit en lettres clignotantes sur la devanture.
C'était à se demander comment, après deux ou trois assiettes d'entrées, ils parvenaient encore à engouffrer le buffet des plats. Marcia en était sûre, le gros de la 12 était capable de surpasser le précédent record. Il fit une pause après la quatrième assiette d'entrées. Avala un demi-litre de Coca-Cola. Puis engloutit une cinquième assiette. Son menton luisait de graisse à cause d'une fourchettée de piémontaise mal équilibrée, et sa façon de suçoter ses doigts boudinés entraîna un haut-le-coeur chez la serveuse effarée. Lorsqu'elle passa en cuisine pour récupérer un nouveau plateau de charcuterie, Manuel lui lança d'un air entendu « Alors, ça en est où pour la 12 ? Un nouveau record en vue ? »
« Ne m'en parle pas... Il est vraiment dégueu, ce type, je te jure ! Je ne comprends pas comment on peut en arriver là... Comment peut-on avoir si peu de respect pour soi-même... »
Le type était obèse (ce qui, vu sa façon de s'alimenter, n'était guère étonnant) ; et non seulement son estomac devait avoir suivi les gigantesques dimensions du reste de son corps, mais il semblait également que son sytème digestif fut surpuissant, car il était difficilement concevable qu'une telle quantité de nourriture puisse entrer dans ce corps sans le faire éclater. Pour le plat principal, le type « choisit » tous les accompagnements. Dans son assiette se dressait une montagne de frites, haricots verts, ratatouille, riz, chou-fleur, pâtes et courgettes en gratin. Les six employés du restaurant ne perdaient pas une miette de ce qui était en train de devenir une véritable attraction. Le gros engloutit trois assiettes de viande et deux de poisson, tout en recommandant régulièrement des pichets de Coca-Cola. Le pire était qu'il déjeunait en compagnie d'une jeune femme toute frêle, qui avait courageusement été chercher une deuxième assiette mais s'en était arrêtée là. Il y avait chez elle une sorte de gêne vaguement amusée, comme si elle avait pris l'habitude de ce genre de scène, et appris à en rire. Après trois assiettes de fromage, le type entama les desserts avec une gourmandise non dissimulée. Tarte à la pomme, pêche melba, île flottante, salade de fruits, crumble, mousse au chocolat... tout y passa.
Son énorme ventre de montgolfière s'étalait au dessus de son pantalon, une tache de graisse beige s'étalait au niveau de sa poitrine, et Marcia dut supplier son collègue pour que celui-ci aille lui servir le neuvième pichet de Coca-Cola du repas. Assurément le champion du mois (et sans doute de l'année), le type obèse ne la faisait plus rire. Il l'écoeurait et était à ce moment l'image exacte de tout ce qui la rebutait dans l'espèce humaine : la surconsommation, le manque de respect de soi-même et des autres, la vulgarité à l'état pur. Elle ressentit un vague soulagement lorsqu'il leva le doigt pour commander deux cafés (dont un « gourmand » pour lui, évidemment), et encore plus lorsqu'il sortit du restaurant.
Une fois le service terminé, les employés avaient l'habitude de déjeuner tous ensemble, et la conversation tourna immanquablement autour du champion. Manuel taquina Marcia, qui touchait à peine à son assiette. « Eh alors, il t'a coupé l'appétit, le champion ?! » Elle répondit, visiblement crispée : « Quand j'étais petite, j'étais à la limite de l'obésité, moi aussi. Le corps que j'ai actuellement, ce sont des années de lutte, de régimes drastiques, de diététiciens, de pesées, de cauchemars de balance et de plats gargantuesques. Alors quand je vois des types comme ça, qui ne font aucun effort... ça me démonte. »
Cette confession coupa les conversations, et on n'entendit plus pendant un temps que la télévision qui tournait en sourdine dans un coin de la salle de repos. Tout à coup, Manuel s'écria : « Regardez, là, à la télé ! C'est le gros de tout à l'heure ! Mais qu'est-ce qu'il fout là ? » En effet, à l'image apparaissait le gros homme installé face à un journaliste à l'air très sérieux. « C'est quoi l'émission, ajouta le serveur, un truc sur les troubles alimentaires ? » Tous, autour de la table, éclatèrent de rire. « Monte le son, Marcia ! ». Elle s'exécuta, tandis qu'on apportait sur la table le plateau des desserts qui avaient échappé au type obèse. Tous, hilares, tendaient l'oreille pour entendre ce que le gros pouvait bien avoir à raconter à la télévision. Des images de camps de concentration commencèrent à défiler, puis l'image revint au plateau.
« Jacob Wiesenthal, commença le journaliste, nous vous avons invité en tant qu'historien, mais il faut préciser que cette période vous touche tout particulièrement puisque vous êtes sorti d'Auschwitz à l'âge de quatre ans. Peut-on, si petit, garder un souvenir précis de ce genre d'endroit ? »
« Pas de souvenir précis, répondit le champion du mois, je dirais plutôt des sensations. Notamment celle de la faim. Je serais bien incapable de vous la décrire, mais c'est une chose qui reste là, gravée dans ma chair. Dans mon oppulente chair, devrais-je dire ! »
Il se mit à rire, d'un rire peut-être un peu triste, mais néanmoins léger, avec une certaine distance. Dans le restaurant, en revanche, autour de la table de service, plus personne ne riait. Ce jour-là, personne ne prit de dessert.