Une nouvelle histoire illustrée par une photo de Bonze, dont vous pouvez retrouver le travail ici : bonzeland.fr


Les premières notes de musique retentissent. Toutes les têtes se retournent, et elle apparaît sur le seuil de l'église. Dehors il ne fait vraiment pas beau. « Mariage pluvieux, mariage heureux » avait-elle dit dans un sourire ce matin, tandis que sa mère regardait pour la énième fois les prévisions météo pour l'après-midi et que la coiffeuse papillonnait autour d'elle en relevant savamment ses boucles blondes. Le vent s'engouffre derrière elle et fait ondoyer sa robe quelques instants, jusqu'à ce que la porte se referme. Le contre-jour disparaît, et la voilà dans toute sa beauté. Il en a le souffle coupé. Littéralement. La fraîcheur de l'automne a rosi ses joues et il lui semble la revoir enfant, lorsqu'ils jouaient ensemble dans les dunes sous le regard attendri de leurs parents. « On finira par les marier, ces deux-là » plaisantaient-ils souvent.
Ils s'étaient connus à sept ans, lorsqu'elle avait emménagé dans la maison voisine. Il n'avait pas regretté la famille précédente et ses trois horribles garçons qui passaient leur temps à chercher quel nouveau tour lui jouer. Avec elle étaient arrivés la joie de vivre, les petites bêtises et les secrets d'enfance partagés.
Pendant de longues années ils avaient grandi dans cette fusion : ils regardaient les mêmes dessins animés, aimaient les mêmes jeux, les mêmes bonbons, la même musique. C'est d'ailleurs lui qui avait proposé ce morceau de Handel pour accompagner son chemin jusqu'à l'autel. Elle s'était enthousiasmée dès la première écoute, « Mais oui, c'est ça, c'est exactement ça ! », et il avait souri devant son air ravi. C'était cette musique qu'il fallait. Une évidence.
Tandis qu'elle s'avance au bras de son père et qu'il la mange des yeux, son esprit s'évade de nouveau, à rebours. Il repense à l'adolescence, à ces moments de grande souffrance lorsqu'il la sentit s'éloigner. Elle avait besoin d'amies de son sexe mais il peinait à comprendre ce qui manquait chez lui. Il pouvait parler vêtements, maquillage, et même glousser sur les fesses du prof de français ou pleurer devant les séries télévisées qui lui plaisaient tant. Pour elle, il pouvait tout. Elle s'était pourtant éloignée, imperceptiblement, et il devait bien avouer qu'il lui était douloureux de l'entendre parler des autres garçons, sujet de conversation par excellence au collège et au lycée. Quand bien même il eut été capable de l'accepter, ses amies, ouvertes comme peuvent l'être des gamines de quinze ans, avaient du mal à supporter cet étrange garçon muet et toujours dans les parages. L'une d'elle avait fini par lui poser la question qui toutes leur brûlaient les lèvres : « Mais en fait... c'est que tu es gay ?... » Ce jour-là il s'était enfoncé les ongles dans les paumes jusqu'au sang, se défendant mollement, retenant les insultes qui se bousculaient dans sa tête face à cette idiote. Comme pour prouver ses dires, et peut-être aussi un peu parce qu'à la même période elle s'était amourachée de cet imbécile aux cheveux longs, il avait embrassé une autre fille. Mais les quelques semaines qu'avait duré cette histoire n'étaient dues qu'à son embarras face à la nécessité de provoquer la rupture. L'imbécile aux cheveux longs n'avait pas duré bien longtemps non plus, mais après lui s'étaient succédés tout un tas d'autres imbéciles. Le guitariste, le philosophe, le passionné de voile (il avait duré longtemps, celui-là, et l'emmenait sur le bateau de son père pendant que lui rêvait de naufrage), un autre guitariste (elle devait être mélomane), et puis cet artiste-peintre qui la lui avait volée de longues années durant. Il patientait, toujours, répondant parfois aux avances d'autres femmes, surtout pour passer le temps et avoir l'air normal. Mais toutes ces années, toutes ces années, il n'avait aimé qu'elle.
La fin de son histoire avec le peintre l'avait mise dans un état difficilement acceptable. Il avait bien vu, lui, et depuis longtemps, que cette histoire ne durerait pas plus loin que la jeunesse. Mais il avait appris, au fur et à mesure de ses amours, à taire ses pensées et sentiments en attendant le bon moment.
Quelques mois plus tard, ils s'étaient retrouvés sur la plage, au cours d'une de ces soirées d'été autour du feu avec guitares, alcool et bain de minuit. Les autres soudain les avaient dérangés, ils étaient partis se promener dans les dunes, main dans la main, comme au temps de leur enfance. Ils avaient parlé longtemps et s'étaient assis dans le bruissement des vagues au loin. C'est ce moment-là qui lui revenait à présent, tandis qu'elle arrivait presque à sa hauteur, dans cette église. Ce soir-là elle l'avait regardé longuement, en silence, puis avait murmuré « Je ne sais pas pourquoi je me plante toujours, pourquoi je ne fais jamais les bons choix. C'est peut-être un garçon comme toi qu'il m'aurait fallu ? Un garçon sensé, intelligent, doux. Qui sache m'écouter. Qui me comprenne. » Leurs visages s'étaient rapprochés lentement, comme dans un des films de leur adolescence. Enfin. Enfin...
Elle continue d'avancer à pas lents et il sent dans son ventre la même explosion que ce soir-là sur la plage. Elle irradie, son visage exprime un tel bonheur qu'il sent son cœur prêt à exploser. Ses mains se crispent sur le dossier du banc lorsqu'elle lui adresse, en passant, un sourire complice. Il sourit à son tour, s'agrippant de toutes ses forces au bois ciré du dossier pour ne pas chavirer. Puis la regarde s'éloigner vers l'autel, resplendissante même de dos, vers celui qui eût le courage, un jour, de se déclarer.
Il se dit que ce soir-là, dans les dunes... ce soir-là, il aurait dû.