Mon titre est celui d'une nouvelle de Maupassant publiée en 1886, où un vieux répétiteur de latin, devenu épicier, conclut : Oh ! mon Dieu, le latin, le latin, le latin, voyez-vous, il ne nourrit pas les hommes !

C'est bien ce que les penseurs de l'éducation, épiciers dans l'âme, ont pensé bien avant la gamine inexpérimentée à qui l'on a follement confié le sort de tant d'esprits en la sacrant Ministre de l'Éducation nationale.

Je voudrais montrer que le déclin du latin (et plus encore du grec) est en marche depuis plus longtemps qu'on ne pense.

Rimbaud a écrit des vers latins. Ce don ne lui était pas particulier, et ses vers latins étaient médiocres : c'était, jusqu'à la fin du XIXe siècle un exercice commun dans les classes de rhétorique (la classe de première, oui, celle où maintenant les élèves savent tout juste écrire en français).

Cet exercice n'existait plus de mon temps, et quoique souvent premier de la classe en latin, je n'ai jamais été capable d'écrire un hexamètre convenable, et encore moins une strophe asclépiade A ou B (1). Nous ne savions déjà plus écrire couramment le latin, et quand nous sommes arrivés en hypokhâgne (donc après le bac), le professeur, désolé de devoir nous attribuer en thème latin des notes négatives, nous a fait apprendre par cœur au cours de l'année l'intégralité de la grammaire latine de Sausy. Grâce à lui, le vieux M. Tessier, notre prof de thème latin en khâgne à Paris, qui avait connu des temps meilleurs pour la langue de Cicéron, m'accordait des 10/20, et j'étais regardé par mes camarades comme un prodige.

Le latin était déjà bien malade ; mais c'est quand l'école s'est vu assigner le devoir de répondre à la demande de l'Entreprise que l'agonie a commencé. Quand l'épicerie est devenue l'idéal des éducateurs même, le déclin s'est précipité. L'enseignement des langues anciennes commençait en quatrième et non plus en sixième, les horaires étaient réduits à trois heures par semaine, souvent ramenées faute de moyens à deux ou même moins, placées par commodité aux heures des repas, et rendues inefficaces par des regroupements de classes contre nature.

Devant l'impossibilité de résumer l'enseignement d'une langue si difficile en si peu de temps, les programmes officiels ont cru devoir réduire l'enseignement d'une langue ancienne à l'étude de la civilisation, avec une hypocrisie qui me faisait sourire amèrement : toutes les activités suggérées aux professeurs n'étaient plus qu'un aimable tourisme culturel, des activités ludiques effectuées dans la bonne humeur, mais les instructions continuaient de recenser à la fin du programme de chaque année les acquis en grammaire et en vocabulaire, sans qu'on pût voir quand, où et comment ils avaient pu être transmis.

Vers 1985, j'enseignais encore, dans l'illégalité, les déclinaisons et le vocabulaire, le thème et la version, à des élèves de quatrième et troisième. Plus tard, au lycée, j'ai souffert d'avoir à faire traduire César, Sénèque et Tacite à des élèves qui n'avaient pas les premiers rudiments de leur langue. J'ai fait semblant, pour gagner ma vie. Mais je pense pouvoir affirmer qu'après trente ans d'incurie de l'enseignement, il n'y a plus de professeurs en activité qui sachent assez le latin ou le grec pour pouvoir les enseigner.

Supprimer l'enseignement des langues anciennes en 2015, c'est décider d'enterrer un cadavre qui était à la morgue depuis trente ans.

(1) Strophe asclépiade A : trois asclépiades et un glyconique ; strophe asclépiade B : deux asclépiades, un phérécratien, un glyconique :
Quis multa gracilis te puer in rosa
perfusus liquidis urget odoribus,
grato Pyrrha sub antro?
cui flavam religas comam…