Janvier 2006 à Bordeaux



Le jour venait à peine de poindre, elle s’éveillait, son corps apaisé peu à peu reprenait sa dimension humaine. L’état dans lequel elle se trouvait, à mi-chemin entre rêve et réalité lui plaisait, elle désirait le prolonger à l’infini… Elle tînt ses yeux fermés un moment, juste pour savourer chaque minute qui amène la vie à reprendre sa place. La clarté par les persiennes de la chambre s’insinuait, le soleil enfin pointa ses rayons vers le lit et la lumière inonda toute la pièce.
Alors, elle ouvrit ses yeux embués de sommeil, à côté d’elle, reposait l’homme qu’elle avait tant attendu, si longtemps espéré… Les souvenirs affluaient, ses vingt ans, ses premiers émois de femme, cette passion dévorante et le douloureux éloignement du premier amour. Elle l’observa longuement, son ardent désir de l’éveiller tendrement et déposer ses mains comme des plumes légères sur sa peau fit place à la caresse délicate du regard. Il semblait en paix, sa respiration lente et régulière témoignait de la bienveillante présence de Morphée à ses côtés, chevauchant avec lui dans un ciel dépourvu de nuages, d’un bleu limpide.

Elle restait imprégnée de son odeur, épices et musc mêlés. Quelle délicieuse ivresse ! Elle suivit les courbes de son corps, voyagea sur sa nuque, parcourût inlassablement les méandres de son dos, se perdît dans ses côtes, se noya entièrement à l’endroit où le creux de la taille rejoint la naissance du ventre… Elle avait oublié tous ces subtils détails et c’est avec délice qu’elle en redécouvrait tous les contours et les mystères. Cet instant était magique, elle l’enveloppait de douces ondes et reculait le moment où enfin elle oserait sensuellement s’approcher de lui, se faire plus lascive et peut-être déposer un baiser sur son épaule, l’envahir de sa douce présence, redonner vie à ce corps, à cet homme. Elle respectait ô combien ce temps où l’autre dort ! Elle semblait veiller sur lui comme une mère couve le sommeil de son propre enfant et le protège ainsi de tout. Elle y prenait un réel plaisir.


Il était arrivé la veille au soir après un long périple de plus de vingt ans. Lorsque dans l’encadrement de la porte sa silhouette se dessina, elle ne put dire un mot, l’émotion était intense, pourtant elle avait tant à lui dire ! Les reproches auraient pu pleuvoir, la colère exploser tel un orage en été, les larmes remplir de profonds lacs, mais non, elle se tînt devant lui droite, parée dans sa dignité, toute muette, presque absente, le fixant avec une douceur déconcertante dans le regard. Elle n’aurait pu imaginer un quart de seconde qu’il serait là un jour, à nouveau face à elle, pour elle. Pourtant il était là, gêné, maladroit, ne sachant que faire de ses mains, de son corps, muré dans un profond désarroi comme un enfant qui revient tout penaud après avoir fait une énorme bêtise, mais bien là, si touchant ! Derrière elle, le concerto n° 2 de Rachmaninov s’acheva, cela lui permit de sortir de sa torpeur. Alors, avec grâce, elle lui tendit la main, le fit entrer, lui offrit un café, tout cela dans le plus respectueux silence. Ils se regardèrent des heures, ne se posèrent aucune question sur leurs vies respectives, d’ailleurs, ce qui leur importait, c’était de se retrouver après bien des années où leurs routes s’étaient séparées. Ils prenaient l’un et l’autre la mesure de l’absence et de la présence. Elle ne se demandait même pas si c’était une halte qu’il faisait sur son parcours, il apportait comme par magie avec lui tous les espoirs. Elle savait qu’une seule note pourrait briser cette fragile harmonie retrouvée, renaissante. Alors pour éloigner d’elle l’idée qu’il pourrait encore s’évanouir, elle s’approcha à pas lents, feutrés, comme on approche un animal sauvage ou blessé pour qu’il ne fuie pas. Elle avait si peur…elle tremblait de tout son être. Elle prit son visage entre ses mains et y déposa tendrement un baiser furtif, puis un autre plus doux, comme volé sur ses lèvres. Alors comprenant qu’elle lui pardonnait tout, retrouvant toutes ses forces et s’armant de courage, il la prit dans ses bras, il n’osa pas lui parler. Le temps s’était arrêté, le charme était toujours là et agissait. Ils avaient su le préserver du passé, de leurs douleurs, de leurs tourments et de leurs erreurs. Ils étaient sereins, ils purent, enlacés, s’endormir comme s’ils ne s’étaient jamais quittés.



Cette chaleur qu’il lui avait apportée lui avait permis une nuit sereine et ce matin là, les dernières années avaient été comme balayées, comme n’ayant jamais existé. Elle osa enfin se blottir contre lui, posa sa tête contre son dos, il frémit, sentit sa féline présence, prit conscience du velours de sa peau, de la rondeur de ses formes. Tout cela le troublait terriblement, mais il ne lutta pas face à l’ampleur de son désir, un nouvel enchantement éclaira sa journée. Il firent l’amour comme au premier jour, réapprirent les gestes qui embellissent l’autre. Il prit le temps de la regarder s’ouvrir à lui et au plaisir, se donner et reçut cela comme un don du ciel. Ils avaient à nouveau l’âge de toutes les folies, retrouvaient l’enivrement de leurs corps, cette merveilleuse sensation de n’être qu’un et de regarder dans la même direction.
Après avoir partagé ces moments de pure tendresse, quand les corps se sont accomplis et la passion charnelle divinement réalisée, ils restèrent serrés l’un contre l’autre dans une réelle plénitude, ils étaient enfin en paix et le temps n’avait plus d’emprise sur eux.

Ils décidèrent de passer cette toute première journée à partager toutes les joies, ces petits moments de bonheur où l’on se sent vivant par la seule présence de l’autre. Ils prirent ensemble le petit-déjeuner, contemplèrent leurs visages radieux, ils étaient pleins l’un de l’autre. Il la suivit partout du regard, dans tous ses déplacements, tous ses gestes du quotidien qu’elle accomplissait avec tendresse pour lui comme si elle allait s’évaporer à la seconde suivante. Dès qu’elle passait à proximité, il lui prenait la taille, l’attirait à lui, lui chuchotait à l’oreille des mots caresses, des mots câlins, l’embrassait dans le cou. Elle se grisait de tout ce qu’elle entendait, le verbe aimer reprenait tout son sens. Elle avait soudain des ailes, devenait légère, elle qui se sentait si lourde vingt-quatre heures auparavant, elle en était presque belle : femme papillon. Lui ressemblait à un enfant à qui on vient d’offrir un magnifique cerf-volant et qui joue des heures durant avec le vent. Son visage n’avait plus la gravité affichée des premières secondes. La dureté de ses traits avait cédé le pas à un rayonnement intérieur, cela l’illuminait, un vrai bain de jouvence avait adouci son regard. Ils savaient tous deux que le bonheur, ce sont tous ces instants fugaces, ils s’en délectaient.

C’était une journée baignée de soleil, il lui proposa une promenade au bord de l’océan, refaire les pas sur le sable, ceux qu’ils avaient faits ensemble lors de leur première rencontre sous un ciel de pleine lune. Elle était ravie de marcher à ses côtés main dans la main, de contempler les vagues, se laisser bercer par le vent, se raconter, se ré apprivoiser, redécouvrir leurs rires. Elle chanta pour lui, il adorait quand elle se drapait de si belles couleurs, les couleurs de la vie. Ils étaient ivres de leur renouveau, le printemps leur allait bien et ils semblaient à deux invincibles. Ils s’arrêtèrent dans l’après-midi à l’ombre d’un arbre centenaire, s’allongèrent sur l’herbe, restèrent à rêver les yeux rivés au ciel. Le soleil jouait à cache-cache avec les larges feuilles, ils étaient riches de ce qu’ils ressentaient et le monde n’était que beauté et lumière, leur communion ne faisait aucun doute. Ils refirent l’amour là, avec comme seuls témoins, la nature, les oiseaux intimidés et surpris par ces invités inattendus et le soleil disparaissant peu à peu derrière les branches de ce vieil arbre qui trouvait ces « jeunes amants » bien impudiques. Leurs ébats firent place à une sieste bien méritée, ils s’assoupirent en ayant auparavant donné à l’autre le meilleur de ce qu’ils possédaient, se faisant des promesses invraisemblables de bonheur, comme seuls les êtres qui s’aiment savent le faire.





En fin d’après-midi, elle se réveilla tout doucement, regarda autour d’elle, un peu surprise de se retrouver seule sur son canapé. Elle s’assit, tendit l’oreille, peut-être se trouvait-il dans une autre pièce ? Elle l’appela d’abord avec tendresse, le doute commençait à planer, elle hurla son prénom ! Elle l’attendit en vain des heures et des heures pour enfin s’avouer qu’elle avait rêvé de son retour, de lui, qu’il faudrait qu’elle espère encore plus fort sa venue.

Alors, elle prit une feuille blanche et décida de lui écrire, d’écrire la plus merveilleuse des journées passées en sa présence, une magnifique journée qu’elle souhaite ô combien vivre un jour, celui où enfin libre de toutes chaines il viendra frapper à cette porte, qu’elle l’ouvrira et laissera entrer avec lui la lumière qu’il ne manquera pas d’y avoir !