L'expression "Le premier venu" peut s'appliquer aussi au premier projet de langue internationale construite qui ait eu un certain écho. Il importe avant tout de savoir que les tentatives de création d'une langue universelle ou internationale ont été très nombreuses.

Auteur de plus de 500 ouvrages scientifiques publiés dans plus de 20 langues, y compris en espéranto, le linguiste russe Alexandre Doulitchenko
i vit aujourd'hui en Estonie. Membre de plusieurs académiesii, il enseigne la linguistique à l'Université de Tartu. Il est président de l'Association Internationale d'Interlinguistique, une science longtemps regardée de haut par la plupart des linguistes. Il est lauréat du prix scientifique international de la Fondation Humboldt (2005).

Doulitchenko a mené des recherches sur tous les projets de langues universelles ou internationales. Dans un ouvrage publié à Tallinn en 1990 sous le titre "Internaciaj helplingvoj" (Langues auxiliaires internationales), il avait enregistré et décrit plus de 900 projets imaginés depuis le IIe siècle jusqu'aux années 1970.
iii Très peu d'entre eux sont sortis des cartons. Passer du stade de projet à celui de langue vivante demande beaucoup de temps. Ce stade n'a pas été franchi par le premier venu...

Le premier venu...

Le "Solrésol".

Né à Albi en 1787, Jean-François Sudre fut admis au Conservatoire de Paris où il étudia le violon et l’harmonie. Il enseigna le chant, puis la guitare et le violon à Sorèze, dans le Tarn. Il fonda, en 1818, une école d’enseignement mutuel pour la musique à Toulouse. Il ouvrit un magasin de musique à Paris.

En 1817, il imagina un système musical de communication à distance et le présenta pour examen en 1828 à l’Institut de France. Son invention fut approuvée par une commission composée entre autres d'Arago et de Fourier : “La commission croit que ce nouveau moyen de communication de la pensée peut offrir de grands avantages, et que le système de M. Sudre renferme en lui tous les germes d'une découverte ingénieuse et utile." (Wikipédia)

Une même démarche fut couronnée de succès auprès du ministère de la guerre et auprès de la marine après des expériences de communication au clairon. Sudre donna le nom de "téléphonie" à son invention qui aurait déjà pu être nommée téléphonie sans fil...

Il poursuivit ses recherches, présenta des conférences et fit des démonstrations à travers la France, en Belgique et en Angleterre. Un rapport des académies de l’Institut de France en date du 14 septembre 1933 confirme l'intérêt suscité.

Il peut être utile de rappeler que l'alphabet morse, qui utilise aussi bien le son que la lumière ou des impulsions électriques, fut inventé en 1835, donc à la même époque. Chaque note du Solrésol pouvait être associée à une couleur ou à un chiffre de 1 à 7, ou à un signe graphique simple (cercle, trait horizontal ou vertical, oblique à gauche ou à droite, demi-cercle à gauche ou à droite...). L'inversion de notes permettait d'obtenir l'antonyme : bon = fala, mauvais = lafa...

Le Solrésol rendait la communication possible aussi à l'aide des doigts, comme une sorte de nouvelle langue des signes. Sudre avait d'ailleurs vu dans son projet un moyen de réduire l'isolement des 250 000 aveugles et des 210 000 sourds-muets, soit 460 000 handicapés de la communication que comptait alors l'Europe.

En 1838, à Paris, Sudre publia une brochure de 62 pages intitulée "Rapports sur la langue musicale inventée par M. F. Sudre, approuvée par l’Institut royal de France, et opinion de la presse française, belge et anglaise, sur les différentes applications de cette science."

Une telle langue ne pouvait que susciter la sympathie, car la musique est universelle et sans frontières, et il est même dit d'elle qu'elle adoucit les moeurs. Victor Hugo, Lamartine, Alexandre de Humboldt furent séduits par cette invention, et Napoléon III invita l'auteur à en faire une présentation. Sudre reçut de très nombreux encouragements (Institut de France, Académies de Metz, Rouen, Bordeaux, Cercle des Arts, Société Libre des Beaux-Arts, Athénée de Paris, Société d'encouragement, etc.), des récompenses et des prix prestigieux, entre autres lors de l'Exposition universelle de 1855 (10 000 francs), de l'Exposition internationale de Londres en 1862, ce qui lui valut une pension viagère.

Les travaux de Sudre ne furent publiés qu'en 1866, quatre ans après sa mort, par le professeur Boleslas Gajewski.iv

C'est après la publication d'une grammaire du Solrésol par Boleslas Gajewski, en 1902, que cette langue musicale reçut son nom définitif "Solrésol" dont la signification est précisément "langue". Dans sa préface, Sudre avait ainsi expliqué sa démarche :

"Par le mot universelle, je n'entends pas qu'elle soit destinée à remplacer aucune des langues existantes, ce ne fut jamais ma pensée. L'on apprendra toujours les différents idiomes pour connaître les oeuvres scientifiques, poétiques et littéraires des différents peuples; mais à cet égard qu'arrive-t-il même chez les nations les plus civilisées?
Quelques centaines de personnes apprennent une ou deux langues étrangères, et vingt ou trente millions ne savent que leur langue maternelle; eh bien! ce sont ces millions d'individus que j'avais en vue lorsque j'ai songé à créer une langue qui pût leur être commune à tous.
Elle servira donc de trucheman
v général, comme le latin au moyen-âge, avec cette différence qu'au lieu de nécessiter trois ou quatre ans d'étude, il suffira de trois ou quatre mois."

Un beau nom, une idée géniale par certains aspects. Mais ce qui était séduisant en théorie ne put prendre racine. Il convient de préciser qu'une telle langue avait l'avantage d'une véritable neutralité et aussi d'offrir un niveau d'égalité difficile à surpasser dans la communication. Le problème évoqué par Sudre n'a toujours pas été résolu par le bombardement littéral du monde à l'anglais. Alors que les problèmes de l'analphabétisme et de l'illettrisme ne sont toujours pas résolus, et alors que l'on parle maintenant de plus en plus d'innumérisme (difficulté en calcul), en dépit des moyens humains, matériels et financiers considérables dilapidés dans tous les pays pour renforcer une langue nationale dans le rôle de langue internationale, avec tout ce que cela implique comme inéquité, comme atteinte au principe de la démocratie, la majeure partie du monde est encore dans l'impossibilité de se comprendre.

Le deuxième venu...

En 1879, l'Allemand Johann-Martin Schleyer lança le "Volapük", un nom composé à partir des mots anglais World = Vol et speak = pük, c'est-à-dire la langue mondiale. L'explication de son succès fulgurant se trouve dans la propagande "à l'américaine" que lança ce prêtre catholique.

En 1887, il existait dans le monde 138 associations de volapükistes et onze périodiques consacrés au volapük. En 1889, le nombre de clubs était passé à 283, le nombre de périodiques à 25, et on dénombrait 316 méthodes de volapük en 25 langues. (Wikipédia)

Dès 1884, les premiers volapükistes découvrirent leur incapacité à communiquer entre eux dans la langue de Schleyer :

Les adeptes du volapük tinrent plusieurs congrès (à Friedrichshafen en août 1884, à Munich en août 1887…) Mais quelle langue parlait-on dans ces réunions ? R. Lorenz, professeur au Polytchnikum de Zürich et membre de la Délégation de 1908, écrit : « Le destin du Volapük fut scellé lorsque ses partisans, en 1888, tentèrent l’expérience d’organiser un congrès où ce serait le Volapük qu’on devrait parler. Le résultat pénible mais trop évident fut qu’avec un pareil système le but ne pouvait pas être atteint.(Wikipédia)

C'est à cette période, en 1887 que parut le premier manuel pour russophones intitulé "Langue internationale" sous la signature de “Doktoro Esperanto“. Du fait du climat de censure qui régnait à Varsovie, dans une Pologne rayée de la carte, l'auteur, avait choisi ce pseudonyme ( = celui qui espère) plutôt que son vrai nom : Dr Ludwik Lejzer Zamenhof.

Jamais deux sans trois...

En dépit de la publication, sans succès, d'une "Grammaire du Solrésol" par Boleslas Gajewski en 1902 et de propositions de réformes du volapük, ces deux tentatives ont finalement donné une leçon utile : il ne suffit pas d'un système ingénieux sous tel ou tel aspect pour faire une langue viable.

Mais l'échec de ces deux “premiers venus“ fut très préjudiciable à l'idée de langue internationale construite. L'idée fut jugée irréalisable, utopique sans analyse des raisons de ces échecs.

C'est finalement le “troisième venu“, l'espéranto, qui a tenu la route en dépit du scepticisme engendré par ces deux échecs et des innombrables obstacles rencontrés sur son parcours. Mais si l'on considère l'affaire sous l'aspect d'une langue internationale construite ayant connu l'évolution des langues dites naturelles et subi avec succès les épreuves de la vie, l'espéranto est sans noul doute “le premier venu“ et le seul a avoir réussi.

Le 26 juillet 2012 marquera son 125e anniversaire et le centième de ce que l'on pourrait appeler son passage à l'état adulte. En effet, en 1912, lors du congrès mondial de Cracovie, le Dr Zamenhof se retira de toute fonction prééminente au sein du mouvement pour l'espéranto. Sa mort, cinq années plus tard, n'affecta en rien la marche de la langue, par contre, la première Guerre mondiale (une “première venue“, mais infiniment triste et mal venue) et encore plus la Seconde, furent extrêmement éprouvantes. La santé et la vitalité de cette langue à travers tant d'épreuves a ainsi été démontrée.

Liens :

Notes

i. En espéranto : Aleksandr Duliĉenko.

ii. Académie des sciences de New York, Académie internationale des sciences et des arts de Moscou, Académie des sciences de Göttingen, Académie internationale des sciences de San Marino (AIS) dont la principale langue de travail est l'espéranto).

iii. Il a publié le fruit de ses recherches dans un livre intitulé "En la serĉado de la mondolingvo" (A la recherche de la langue mondiale). Kaliningrad: Sezonoj, 2006. 160p. Original en russe (pas encore publié) : "В поисках всемирного языка, или интерлингвистика для всех". Тарту, 200. il est paru aussi en estonien (Tartu, 2004) et en lituanien (Vilnius, 2003)

iv. Sous le pseudonyme Boga, Sisal Boleslas Gajewski avait en outre été l'auteur d'une brochure qui n'a rien perdu de son actualité : “A bas l’argent ! La plaie de l'humanité“. Son nom figure dans le “Dictionnaire international des militants anarchistes“. Paris : La Publication sociale, 1907, 35 pages). Il mourut la même année que le Dr Zamenhof, en 1917.

v. D'origine arabe, “tarjoman“ (interprète, traducteur) s'est écrit en français suivant les époques, “trucheman“ ou “truchement“. Voir “Le mot Truchement“.