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CONCLUSION.

Jusqu'ici les auteurs qui ont traité du culte des génies protecteurs de villages, se sont surtout attachés à nous en décrire les diverses cérémonies officielles. Celles-ci, qui se répètent partout à peu près de la même façon, n'en constituent cependant que la manifestation extérieure, calquée en quelque sorte sur les grandes cérémonies d'État (du Nam-giao et des Văn-miếu). Derrière cette forme officielle, s'en cache une autre certainement plus ancienne et, selon nous, beaucoup plus intéressante : la célébration du hèm ou rite secret. Elle doit être la survivance de rites antiques, et son étude nous révélerait l'originalité propre de chaque génie. C'est précisément cette partie de culte qui a été négligée.

« Or la reconnaissance officielle des cultes communaux semble dater seulement du XVIe siècle (1). Le Ministère des Rites commença alors à fixer par écrit et à uniformiser les légendes locales. Ensuite l'autorité royale, par des brevets, investit les dieux de dignités hiérarchiques. Mais si l'on compare ces légendes officielles, que l'École Française d'Extrême-Orient a entrepris de faire copier méthodiquement au Tonkin, avec les légendes orales non officielles ayant cours dans les villages, on constater entre elles des différences sensibles ; souvent aussi les coutumes dont nous avons parlé ne s'expliquent nullement par la légende écrite, tandis qu'elles ont avec la légende orale des rapports étroits. Il est probable qu'en voulant organiser officiellement les cultes locaux, le gouvernement se heurta à des croyances populaires qu'il lui fut impossible d'admettre, mais qui n'en ont pas moins survécu jusqu'à nos jours. » (2)

C'est ainsi que de nombreux villages adorent comme génies un ramasseur de fumier, un voleur, etc. ; d'où résultent des rites spéciaux accomplis lors de la fête annuelle, et des interdits et des coutumes spéciaux à chaque localité.

Les Annamites conçoivent l'autre monde à l'image du monde terrestre. Puisqu'il existe dans celui-ci des gens de conditions diverses, il doit en exister aussi dans celui-là. De même, chaque génie, comme chaque individu , a son histoire propre. Les rites spéciaux célébrés lors de la cérémonie annuelle en son honneur, ont pour but de rappeler les principaux épisodes de son histoire.

Cette manière de commémorer le souvenir des génies est de rigueur, car c'est de son observance plus ou moins fidèle que dépend le bonheur des habitants. Est-ce à dire que ceux-ci ne se rendent pas compte du caractère quelquefois puéril de ces rites ? Loin de là, ils s'en rendent si bien qu'ils ne célèbrent ces rites que la nuit le plus souvent, ou au fond du sanctuaire, où aucun regard indiscret ne pénètre.

On pourrait rapprocher de ces observances rituelles la coutume de brûler, à l'intention des morts, des papiers votifs représentant les objets dont ceux-ci, de leur vivant, ont fait un usage courant. Dans les familles qui ont eu un ancêtre fumeur d'opium, par exemple, on prépare, le jour de son anniversaire, un service de fumerie qu'on dépose sur l'autel avec les autres offrandes. La lampe est allumée, et des pipes d'opium cuites, comme si le mort devait fumer véritablement.

Certes,les quelques hèm que nous avons signalés ci-dessus peuvent paraître singuliers ; mais, nous tenons à le dire, ils ne constituent qu'une infime partie des hèm existants ; et ce ne sont peut-être pas les plus curieux. Il en existe sans doute bien d'autres que seule une enquête méthodique et persévérante pourrait amener à découvrir.

L'étude approfondie des hèm est malaisée, par suite du manque de documents et de la crainte qu'ont les habitants de voir s'exercer contre eux la vengeance des génies dont ils oseraient révéler les rites secrets. Mais nous ne pensons pas qu'elle soit impossible. Elle demande surtout beaucoup de patience. Il faut beaucoup de temps pour enquêter sur place, recueillir toutes les traditions orales et observer les mœurs des habitants, puis les contrôler en tâchant d'obtenir des villages intéressés l'autorisation d'assister aux rites secrets qu'ils accomplissent en l'honneur de leurs génies. Cette enquête est d'autant plus urgente qu'à l'heure actuelle, sous la poussée des idées nouvelles, on a tendance à tout moderniser, même les rites.



(1) Cf. BEFEO., XVI, i, 17, n. 1.

(2) Ứng-hòe, Coup d'œil sur l'histoire d'Annam, X, dans L'Écho annamite, no du 12 mai 1925.