La Sorgue

Rivière trop tôt par­tie, d’une traite, sans com­pa­gnon,
Donne aux enfants de mon pays le visage de ta passion.

Rivière où l’éclair finit et où com­mence ma mai­son,
Qui roule aux marches d’oubli la rocaille de ma raison.

Rivière, en toi terre est fris­son, soleil anxiété.
Que chaque pauvre dans sa nuit fasse son pain de ta moisson.

Rivière sou­vent punie, rivière à l’abandon.

Rivière des appren­tis à la cal­leuse condi­tion,
Il n’est vent qui ne flé­chisse à la crête de tes sillons.

Rivière de l’âme vide, de la gue­nille et du soup­çon,
Du vieux mal­heur qui se dévide, de l’ormeau, de la compassion.

Rivière des far­fe­lus, des fié­vreux, des équar­ris­seurs,
Du soleil lâchant sa char­rue pour s’acoquiner au menteur.

Rivière des meilleurs que soi, rivière des brouillards éclos,
De la lampe qui désal­tère l’angoisse autour de son chapeau.

Rivière des égards au songe, rivière qui rouille le fer,
Où les étoiles ont cette ombre qu’elles refusent à la mer.

Rivière des pou­voirs trans­mis et du cri embou­quant les eaux,
De l’ouragan qui mord la vigne et annonce le vin nouveau.

Rivière au coeur jamais détruit dans ce monde fou de pri­son,
Garde-nous violent et ami des abeilles de l’horizon.

René Char, extrait de Fureur et mys­tère, 1948, © Éditions Gallimard